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La pensée ascétique et mystique de Bahya Ben Yossef Ibn Paquda

Publié le 22 mars 2005

Le strict respect des règles fixées par la Tora ne représente qu’une partie du Judaïsme. L’autre, la plus ignorée mais la plus importante, est le respect des devoirs du corps et du cœur dans la soumission à Dieu et l’amour infini que l’on doit constamment s’efforcer de lui porter.

« Trop souvent une opinion mal éclairée considère le judaïsme comme une religion purement formaliste où la pratique rituelle constitue l’essentiel. Le fidèle, le Juif, aurait pour seul devoir religieux d’obéir à la loi, à la Tora, de conformer ses actes aux ordres bien souvent incompréhensibles d’une tradition antique. Et bien souvent des amis bienveillants me posaient cette question : « Quelle est donc l’importance de la vie intérieure pour un Juif ? »

Ils m’avouaient leur anxiété : ce qu’ils avaient pu lire ou entendre dire du judaïsme leur laissait l’impression d’une vague religion plus ou moins rationaliste, d’un déisme inspiré tout au moins de Rousseau, mais très éloigné des altières exigences de cette loi dont le premier commandement proclame:

« Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton coeur, de toute ton âme et de toutes tes forces ».

(…) Mais là encore, il importe de ne pas conclure hâtivement, de ne pas confondre le judaïsme avec ce qu’il est permis de considérer comme l’un de ses aspects le moins authentique.

Bahya ben Yossef ibn Paqûda demeure l’un des témoins des profondeurs auxquelles peuvent atteindre la pensée et la vie intérieure d’un Juif véritable. Voici mille ans ce théologien de la Synagogue résolut d’écrire un guide de la vie intérieure, et son oeuvre « Les Devoirs du Coeur » demeure la plus éloquente réponse qu’il soit possible de faire à l’objection que nous avons rapportée.

Elle fut écrite d’ailleurs pour réagir contre une tendance qui a toujours menacé toutes les religions : la sclérose par laquelle la forme, la lettre, étouffent l’âme et l’esprit. De son temps également, certains docteurs détournaient de sa fin dernière l’esprit religieux et limitaient abusivement le sens et le message du judaïsme, mais citons plutôt Bahya:

« J’interrogeais un jour un rabbin qui se croyait savant, sur le sens de la vie intérieure. Il me répondit qu’en de semblables matières, la docilité à la tradition devait suffire au fidèle ».

A cette époque Bahya s’insurge. Car la tradition ferait au Juif un devoir essentiel de connaître ce que Bahya appelle « les profondeurs de la Science mystique ».

(…) Cette vérité intérieure, il la compare à un trésor enfoui dans la pensée des sages à une masse d’eau cachée dans un désert, où l’homme attentif doit puiser la substance de sa vie.

Il appelle les Devoirs du Coeur une lumière cachée, que le Juif fidèle doit offrir aux ténèbres du monde pour les dissiper. Dans le préambule de son oeuvre, il avoue qu’il se sentait seul parmi ses contemporains, plus attirés par le monde et ses pompes. Il était comme les grandes âmes, un isolé dans une société par nature imparfaite.

« Les hommes de notre temps, » nous dit-il, « méprisent les devoirs du corps les plus élémentaires et ignorent jusqu’au nom des devoirs du coeur. Celui-là même qui étudie la Tora le fait dans l’intention de se faire décerner le titre de Rabbi par le vulgaire, et de se faire passer pour un docte de rare mérite auprès de la soi-disant élite ».

Mais contre l’incompréhension du monde, Bahya trouvait refuge dans les raisons de l’esprit et les certitudes de la tradition juive.

L’intelligence, en effet, atteste que l’homme est composé d’une âme et d’un corps, l’une invisible, l’autre matériel. Et de même que le corps a son hygiène propre, ses lois et ses besoins, l’âme exige une nourriture spirituelle. Cette nourriture, c’est d’aimer Dieu d’un amour absolu, de l’adorer, de le craindre, de s’humilier devant lui. Cette nourriture c’est de nous soumettre à son ordre, de lui livrer notre âme, de rejeter ce qu’Il rejette, de purifier notre âme pour qu’elle devienne le pur reflet d’une très haute lumière.

La distinction entre le monde matériel et le monde spirituel, la distinction de l’âme et du corps, entraînent ainsi la distinction rationnelle des devoirs du corps et des devoirs du coeur.

Et de même que l’esprit commande la matière, de même les devoirs du corps n’ont de sens et ne deviennent parfaits que par le choix du coeur et le désir inquiet de l’âme.

(…) Dans l’Ancien Testament, et plus précisément dans le Pentateuque, Bahya trouve la justification de la primauté absolue de la vie de l’esprit.

Mais sa démonstration ne s’arrête pas là : la tradition rabbinique ratifie le témoignage de la Raison et de la Bible. Dans les Ecrits talmudiques, Bahya n’avait qu’à puiser pour établir la très haute dignité de la vie intérieure. Car le judaïsme a pour pôle et pour fondement l’intention du coeur et son secret.

(…) Voici deux maximes du Talmud que nous extrayons du Préambule des Devoirs du Coeur. Le Père Jousse appelle ces maximes des récitatifs parce qu’en araméen, ces phrases se psalmodient pour mieux atteindre leur but qui est d’édifier.

« Quiconque se consacre seulement à la Tora est semblable à l’Athée. Il est nécessaire de se consacrer à la Tora, mais également à la charité ».

Et cette image dont la finesse psychologique n’est pas dénuée d’ironie:

« Les yeux et le coeur sont les deux courtiers du péché ».

Dans son préambule, Bahya expose quels scrupules il dut vaincre pour oser exposer en un livre toute la science intérieure. On sent à sa lecture le frémissement d’une âme exquise toute entière plongée dans une adorable lumière.

Ayant su vaincre l’humilité qui l’incitait à vivre dans un silence modeste, mais facile, Bahya a écrit une magnifique apologie de la vie intérieure parce que son but n’était justement pas apologétique mais didactique. Et l’on peut considérer cette phrase comme l’une des belles définitions de la spiritualité biblique:

« L’excellence des devoirs du coeur et de l’ascèse spirituelle se résume en cette exigence : notre vie intérieure et notre vie sensible doivent s’harmoniser dans une égale soumission à Dieu, si bien que tous les témoignages du coeur, de la langue et du corps se coordonnent et se renforcent mutuellement sans fissure ni détour, dans le don de soi-même au Seigneur de toute vie ».

Pour terminer, citons la parabole qui achève le Préambule des Devoirs du coeur et par elle nous rejoindrons notre propos initial:

« Un roi offrit un jour à ses serviteurs des cocons de vers à soie. Le plus intelligent et le meilleur d’entre eux les tria minutieusement, choisit les plus beaux. Il eut ainsi trois sortes de cocons, les uns très beaux, les autres moyens et les derniers communs. Il porta seulement les très beaux au plus adroit des artisans, qui en fit de splendides vêtements aux couleurs délicates et variées.

Le serviteur insensé fit de tous les cocons qu’il avait reçus, ce que le sage avait fait des moins bons ; il les vendit et s’empressa de dépenser son argent en banquets et beuveries.

Dieu donne ainsi sa Tora de vérité à ses serviteurs pour les éprouver. L’homme intelligent et lucide la lit et la comprend clairement. Il la divise en trois parties : la première est celle qui fait connaître les réalités spirituelles les plus subtiles qui dépendent de la Science intérieure, les devoirs du coeur, et les disciplines de l’âme. Il s’oblige à les accomplir avec une intransigeance constante.

La seconde est constituée par les Devoirs des membres qui doivent être accomplis en des temps et des lieux déterminés.

La troisième comprend les données historiques… qui doivent être étudiées à la lumière des sciences exactes et de la logique dans lesquelles résident les prémisses de toute théologie ». (…) »

Revue Française de Yoga, N°5, « L’espace du coeur. », janvier 1992, pp.91-96.

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