La posture debout : quelle aventure !
Publié le 30 août 2005
L’évolution de l’espèce humaine se cristallise autour de la bipédie. Plusieurs théories s’accordent pour attribuer son origine à un changement environnemental. Les conséquences de ce redressement se traduisent physiologiquement. La posture debout, en yoga, s’inscrit dans cette perspective historique.
Quel est l’animal qui marche à quatre pattes le matin, deux à midi, trois le soir… ? Mythique et éternelle question posée à Œdipe par la Sphinge.
Symbole même de notre évolution, elle évoque le temps, l’apprentissage, l’équilibre, la stabilité et l’impermanence. Du nourrisson à l’enfant, de l’enfant à l’adulte, de l’adulte au vieillard.
Mais qu’est-ce au juste que se tenir debout ? Depuis combien d’années nous sommes-nous redressés ? Quelles en ont été les conséquences physiques, psychologiques, spirituelles?
De fait, vaste question et grand mystère dans le sens où l’entendait le père Varillon, jésuite, qui écrivait: « Un mystère n’est pas quelque chose que l’on ne comprend pas mais quelque chose que l’on n’a jamais fini de comprendre… »
Dans ce redressement, nous nous tenons au centre même de notre évolution, témoins vivants, si j’ose dire, de cette mutation de l’espèce humaine, conscients des changements passés et à venir, inéluctables. En sachant qu’en yoga l’usage dans certaines lignées comme celle de Madras est de commencer la pratique en étant justement debout, l’envie m’est venue de faire un détour par nos ancêtres, d’aller voir du côté des spécialistes et de ce qu’ils ont à dire des différences entre le corps de l’homme préhistorique et celui de l’homme moderne. La bipédie est au centre du débat.
I. NOS PREMIERS PAS PRÉHISTORIQUES
Il semblerait, selon les dernières recherches, que nous ayons partagé avec les grands singes africains un dernier ancêtre commun, dont on cherche toujours la trace.
Comment ces deux lignées se sont-elles séparées?
Une des hypothèses les plus couramment admise fait état d’évènements climatiques et géologiques se produisant en Afrique entre huit et six millions d’années. Un fossé d’effondrement creuse le continent depuis le nord de l’Éthiopie jusqu’au lac Malawi, au sud. Cela a pour conséquence l’élévation des contreforts du Rift qui va faire barrière géographique. Le climat change, les pluies venues de l’ouest sont retenues par cette barrière, il pleut moins à l’est, des plantes herbeuses se développent et la savane s’installe. C’est la théorie d’Yves Coppens, connue sous le nom d’East Side Story. D’après lui c’est dans ce contexte que les homininés, notre lignée, émergent, alors que les paninés, sous famille de grands singes africains et groupe frère des homininés comprenant les chimpanzés, les bonobos et les gorilles, restent à l’ouest du Rift.
La bipédie plus élaborée est liée à ce nouvel environnement. Elle est acquise alors pour favoriser les déplacements, voir plus loin et détecter les dangers.
L’arbre est toujours là, mais les grandes forêts ne sont plus l’habitat quotidien. La marche s’impose mais, nous le verrons, la course aussi. De proie, l’homme deviendra prédateur.
Pour un autre spécialiste, Pascal Picq (paléoanthropologue maître de conférence au Collège de France) la bipédie, l’outil, la chasse sont des caractéristiques qui existent chez notre dernier ancêtre commun: « Elles apparaissent dans le monde des forêts et sont sélectionnées par la suite dans le contexte des savanes arborées. Ces aptitudes comportementales sont présentes chez des hominidés ancestraux vivant dans les forêts. L’aptitude à se redresser sur les deux jambes fait partie du répertoire locomoteur des grands singes hominoïdes depuis plus de dix millions d’années. Cette marche bipède a été sélectionnée comme une adaptation avantageuse pour la survie de l’espèce lors de ces changements d’environnement comme l’East Side Story. En fait, l’environnement ne crée rien mais sélectionne. »
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Les différences et les spécificités du squelette et de la musculature de l’homme moderne, l’Homo sapiens, découlent de la bipédie permanente et spécialisée qui s’est répercutée sur la forme du pied, des membres inférieurs, du bassin, du tronc et sur la position de la tête.
« La colonne vertébrale est un peu comme un ressort à ruban, explique Dominique Gommery – chargée de recherche à l’unité de dynamique et évolution humaine du CNRS – les courbures des segments cervicaux, thoraciques et lombaires rendent la colonne plus élastique et plus résistante à la compression. » C’est indispensable pour amortir les chocs quand le talon frappe le sol.
Prenons la colonne vertébrale et distinguons les caractéristiques propres à l’humain: les vertèbres lombaires sont plus nombreuses et plus larges que chez les grands singes, et leurs apophyses transverses donnent une base solide aux muscles impliqués dans la stabilisation du tronc. Les vertèbres soudées du sacrum et du coccyx sont larges et cette partie vient s’insérer sur un bassin plus trapu. D’où une ceinture pelvienne renforcée. Mais pourquoi? Voici ce qu’en dit Christine Berge, directrice de recherche au laboratoire Etudes et adaptation des systèmes ostéo-musculaires au Muséum d’histoire naturelle: « L’ennemi numéro un d’un mode de locomotion où l’on élève son centre de gravité à presque un mètre du sol, c’est la gravité. Dès lors, le but c’est d’avoir un bassin le plus ramassé possible pour limiter les mouvements cisaillant sur les articulations. Dans la course, il est l’élément clé de la stabilisation. Sa forme qui traduit l’adaptation au poids du corps, a cependant rendu plus difficile l’accouchement qui fait s’enchaîner la rotation puis la flexion du nouveau-né. En quelque sorte, nous avons acquis la spécialisation envers et contre tout. »
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Les australopithèques disparaissent à cause d’un assèchement de leur environnement autour de 2,5 millions d’années. Et nous voilà avec une multiplicité d’autres homininés, pour arriver au seuil de notre espèce d’homme moderne. Depuis trente mille ans, il ne reste plus qu’une seule espèce d’homme, installée sur la planète. Son adaptation est liée à sa culture et à ses moyens techniques. Homo sapiens est le dernier représentant de cette très longue histoire évolutive. Notre morphologie et notre squelette sont plus fins que ceux de nos ancêtres, et « nous sommes uniques parce que nous sommes seuls », écrit Pascal Picq.
Forts de cette remontée dans le temps et de cette visite de courtoisie à nos vieux parents, la posture debout, en yoga, prend toute sa dimension, et même une dimension singulière: repère dans le temps, dans l’espace, affirmation d’une présence au monde et d’une vigilance à l’instant.
Elle permet l’immobilité mais prépare et autorise la mise en mouvement, la mise en marche en confiance et conscience vers l’autre, l’inconnu. Le souffle est là… fil ténu parfois mais tenu.
Revue Française de yoga, n° 32, « Être debout, marcher », juillet 2005, pp. 29-42