La réception de l’Inde chez les ésotéristes occidentaux de la fin du XIX°siècle
Publié le 26 septembre 2003
La noblesse des intentions des ésotéristes occidentaux n’empêche pas quelques réserves quant à leur réalisation : en prétendant reconnaître une valeur supérieure à la Tradition indienne, et en voulant s’en faire les sujets, il semblerait qu’ils aient trahi le message originel de l’Inde. Car cela a abouti à un syncrétisme religieux et culturel riche, mais éloigné de cette Tradition.
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À la fin du XIX° siècle, l’intérêt pour l’Orient, et surtout pour l’Inde, est particulièrement vif au sein des cercles ésotériques, notamment à l’intérieur de la Société théosophique, fondée à New York en 1875 par H.P. Blavatsky, H. S. Olcott et W.Q. Judge, et de la Société anthroposophique, fondée à Dornach en 1912-1913 par Rudolf Steiner. Il s’explique non seulement par les progrès immenses de l’orientalisme universitaire, mais aussi par une vague de spiritualité religieuse qui se déverse sur un Occident jugé décadent, vieux et malade. Parmi les Occidentaux en quête de spiritualité, nombreux sont ceux qui -déçus par les courants religieux traditionnels (en particulier le christianisme de l’Eglise catholique ou des sectes protestantes) et écoeurés par ce qu’ils considèrent comme le matérialisme, le rationalisme et l’intellectualisme extrêmes de leur époque- se tournent vers les mouvements ésotériques. L’ésotérisme moderne se distingue nettement de la religion au sens exotérique du terme. A cette époque, il se comprend davantage comme une « science de l’occulte », pour reprendre le titre d’un ouvrage célèbre de Rudolf Steiner, c’est-à-dire comme une science des forces cachées de la nature, de l’homme et du plan divin, que comme une croyance en Dieu: il s’agit pour les ésotéristes d’étudier la réalité « supra-sensible », invisible (occulte), de remonter aux origines de la création du monde (cosmogonie) et de parcourir un chemin vers l’intérieur permettant de réaliser la vocation ultime de l’homme: une connaissance cosmique des rapports qui l’unissent au divin et des mystères inhérents à Dieu lui-même -et d’arriver ainsi à une forme de libération, salut ou illumination.
Cet engouement pour l’ésotérisme ne pouvait s’accompagner que d’une fascination renouvelée pour le mythe de l’Orient. Orient et ésotérisme ont toujours été liés de manière essentielle: la plupart des courants ésotériques occidentaux considèrent que l’Occident a perdu la tradition qui lui est propre, différents facteurs ayant contribué à l’étouffer toujours un peu plus -que ce soit la religion officielle, les diverses idéologies totalitaires ou le développement des sciences qualifiées de « matérialistes » (étudiant les réalités sensibles). L’étouffement de la tradition ésotérique occidentale -la Tradition- aurait ainsi contraint maints Européens à aller chercher plus loin les trésors spirituels auxquels ils aspiraient -en Orient, là où ces trésors étaient censés être restés intacts- et donc à devenir des « Pèlerins de l’Orient et des Vagabonds de l’Occident », pour reprendre l’expression évocatrice d’Henry Corbin. […]
Nous nous proposons de montrer, après une brève présentation de Blavatsky et Steiner, en quoi ces deux figures peuvent être considérées comme de véritables « passeurs de culture », comme de grands médiateurs de l’Inde en Occident. Il est intéressant de constater que, depuis les travaux d’H.P. Blavatsky, c’est-à-dire environ depuis les années 1880, la plupart des discours ésotériques occidentaux ne sont quasiment plus concevables sans la référence à un savoir oriental: aussi bien leur vocabulaire que leurs idées s’appuient, voire reprennent telles quelles des notions issues de l’hindouisme et du bouddhisme […].
H.P. Blavatsky et Rudolf Steiner n’ont apparemment guère de points communs. Helena Petrovna Blavatsky, originaire d’une famille noble de Russie, peut sans doute être qualifiée d’aventurière; elle voyagea à travers le monde et laissa sur son passage toutes sortes de légendes et d’histoires rocambolesques, dans lesquelles il est bien souvent difficile de démêler le vrai du faux. […] Contrairement à Blavatsky, Steiner, issu d’une famille modeste installée à KraIjevec (alors situé en Autriche-Hongrie), voyagea principalement en Europe, et exclusivement dans le cadre de son activité de conférencier ; il n’alla jamais en Asie, et n’accordait d’ailleurs que peu de valeur à ce genre d’expéditions lointaines à caractère prétendument spirituel. À cet égard, il est révélateur que son autobiographie relate davantage une évolution intérieure que des faits extérieurs. Sa culture était surtout intellectuelle. Il connaissait les philosophes allemands et commença sa carrière en tant que spécialiste de Goethe, dont il a fait paraître les écrits sur les sciences naturelles. La profonde intégrité qui le caractérisa toujours tranche considérablement sur la vie de Blavatsky, qui porte la marque du scandale et du mystère. Certes, Steiner affirme s’être intéressé depuis son enfance à ce qu’il appelle les « mondes spirituels « , et il était persuadé de disposer de facultés de clairvoyance. Mais Blavatsky se qualifiait ostensiblement de médium et prétendait avoir des contacts personnels par télépathie, voire par courrier (!) avec deux grands maîtres cosmiques tibétains dématérialisés, les Maîtres Moyra et Koot Homi, sur lesquels repose tout l’édifice de la Société théosophique. […]
Quelles que soient leurs différences, Blavatsky et Steiner sont tous deux fascinés par les spiritualités de l’Inde, car ils y voient les vestiges de la sagesse universelle censée constituer le coeur ou l’origine de toutes les religions. Le bouddhisme, et plus exactement ce qu’ils considèrent comme le bouddhisme ésotérique, les attire particulièrement, parce qu’il leur apparaît comme une religion sans dogme pouvant apporter une alternative sérieuse au christianisme tel qu’il est présenté par l’Eglise. Il est frappant de constater que c’est surtout l’Inde ancienne qui les intéresse -les textes anciens étant censés encore témoigner de cette sagesse originelle- et beaucoup moins l’Inde moderne (bien que quelques théosophes, sous l’impulsion d’Olcott et d’Annie Besant, se soient engagés pour l’émancipation de la culture indienne par rapport à l’Occident). Ainsi, leur image de l’Inde est-elle fortement marquée par ce que Edward Said a appelé l' »orientalisme idéologique » pour qualifier le point de vue impérialiste, colonisateur, en tout cas dominateur et conscient de sa supériorité, de l’Occidental. La culture indienne les intéresse tant qu’elle reste ancienne et traditionnelle. Or pour Saïd, refuser à l’autre d’être moderne, d’évoluer, le cantonner dans une sorte de passé, c’est l’enfermer dans une image qu’on veut avoir de lui, exercer sur lui une « violence » qui relève de l’idéologie, et donc l' »instrumentaliser » déjà pour partie.
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Il est intéressant de constater que les théosophes, donc Steiner également à ses débuts, se réfèrent, en ce qui concerne leur conception de l’homme, à des pensées de l’Inde qui s’excluent totalement, mais qu’ils présentent comme si elles étaient compatibles pour qu’elles puissent répondre à leur propre représentation du monde. […]
[…] En partant de l’idée d’une unité originelle parfaite, de nature spirituelle, ils sont certes en accord avec l’ensemble de la tradition indienne, qu’elle soit brahmanique (notion de brahman) ou bouddhiste (notion de shûnyata), mais il convient de remarquer que cette unité est comprise d’une manière beaucoup plus substantialiste par les hindouistes que par les bouddhistes. Or, en se représentant le monde comme issu d’une unité spirituelle divine comparable à une matière primordiale -qui est appelée par Blavatsky et Steiner « akasha » et assimilée au concept d' »éther »- à laquelle il retournerait progressivement après s’en être éloigné, ils s’inscrivent bien davantage dans la tradition brahmanique substantialiste que dans la tradition bouddhiste anti-substantialiste.
En outre, les théosophes reprennent certes l’idée indienne d’une conscience complexe, infiniment différenciée, selon laquelle tous les corps -qu’ils soient microcosmiques (les hommes) ou macrocosmiques (les planètes)- connaissent de multiples états de conscience, et non pas seulement deux comme cela est traditionnellement admis en Occident, à savoir la conscience diurne (état de veille) et la conscience nocturne (sommeil); mais il est étonnant de constater que, bien que revendiquant leur appartenance spirituelle au bouddhisme, ils retiennent l’idée purement hindouiste d’âtman pour rejeter catégoriquement la théorie bouddhiste fondamentale de l’anâtman. […]
Mais cette intégration apparente du concept d’âtman ne va pas sans poser problème non plus.En effet, dans l’hindouisme, l’âtman, comme Soi immortel de l’homme (qui pourrait correspondre à ce que l’Occident appelle l’âme) est absolument identique au brahman, c’est–à-dire à l’Être absolu, la conscience et la félicité absolues. Cette idée d’identité entre l’âtman et le brahman, qui est au cour de la philosophie du Vedânta, ne pouvait être acceptée par les théosophes et les anthroposophes, qui y voyaient le danger d’une dissolution de la conscience individuelle dans la conscience universelle. Ceux-ci ont donc intégré le concept d’âtman en tant que Soi, Homme-Esprit pouvant garder des traits individuels. De la rencontre avec les spiritualités indiennes, naît donc une anthropologie syncrétique, intégrant à une représentation de l’homme ancrée dans la tradition ésotérique occidentale, des éléments à l’origine incompatibles de l’hindouisme et du bouddhisme.
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La réincarnation est un principe généralement admis en Inde. Elle fait également partie de l’enseignement théosophique. […]
Il est important de noter que pour les bouddhistes, le but ultime de l’homme est de ne plus se réincarner, de sortir définitivement du cycle infini et infernal des renaissances. Aussi doit-il considérer toute incarnation humaine comme une chance immense, car elle lui donne la possibilité de prendre conscience de son état et de parcourir le chemin vers sa propre libération. Si ce chemin n’est pas accompli, un retour en arrière est tout à fait possible, cette régression pouvant se manifester à travers une réincarnation sous la forme d’un animal par exemple, et la perspective de la libération est repoussée d’autant. Contrairement à de telles conceptions, le sens de la réincarnation pour les théosophes consiste en ce que l’âme progresse sans arrêt d’incarnation en incarnation après chaque incarnation: l’homme est censé s’améliorer, tirer les leçons de sa vie passée, jusqu’à ce qu’apparaissent en lui les organes spirituels qui lui permettent de devenir âtma, Homme-Esprit. Alors, il n’a plus besoin de s’incarner, il a atteint le « monde spirituel ». […]
Nous avons donc constaté que l’intégration par les ésotéristes occidentaux de notions indiennes se heurte à certains obstacles, qui s’expliquent par leur appartenance à la culture occidentale: d’une part l’idée typiquement occidentale d’évolution, de progrès, les conduit à rejeter l’idée orientale d’un temps cyclique d’autre part, l’idée occidentale de conscience individuelle, de « personne », de personnalité, d’individualité, est pratiquement inconciliable avec la théorie bouddhiste de l’anâtman. […]
L’influence de la Société théosophique est tellement grande, au début du xx’ siècle, que de nombreuses personnes en quête de spiritualité s’y retrouvent. C’est ainsi que Steiner, de manière assez opportuniste finalement, commence sa carrière ésotérique en tenant des conférences à Berlin devant un public théosophe; il profite en quelque sorte de ce public ouvert aux questions spirituelles pour exposer ses propres idées; celles-ci se situent, dès le départ, dans la tradition de l’ésotérisme chrétien, et Steiner se distancie d’emblée du courant théosophique qu’il qualifie d' »orientalisant ». Pour lui, le chemin initiatique oriental, on l’a vu, n’est plus adapté à l’homme occidental moderne.
La rupture n’est pourtant définitivement consommée qu’à partir du moment où les dirigeants de la Société théosophique croient reconnaître dans un jeune garçon indien, Krishnamurti, le « nouveau Messie ». Steiner ne peut l’admettre et quitte la Société théosophique (ou plutôt en est exclu) pour fonder la Société anthroposophique, dans laquelle il peut à loisir développer et diffuser ses propres idées. Pour lui, il est impossible que le Messie vienne à nouveau, tout simplement parce qu’il était déjà là, et qu’il a déjà donné l’impulsion fondamentale pour l’évolution ultérieure de l’humanité. Avec sa venue sur terre, le processus de respiritualisation du monde et de l’humanité a été enclenché. Steiner crée une sorte de « christologie » dans laquelle l’incarnation du Christ, en tant qu’événement historique et mystique, joue un rôle capital. Alors que le Christ, pour les théosophes, n’est qu’un boddhisattva parmi d’autres, il est pour Steiner un boddhisattva d’une nature complètement différente: il est absolument unique et infiniment supérieur au Bouddha parce qu’il est directement issu du domaine divin le plus élevé, sans être passé précédemment par toute une série d’incarnations. C’est pourquoi Steiner souligne le rôle particulier joué par l’époque gréco–latine, époque centrale de l’ère postatlantéenne et des sept incarnations terrestres, au milieu de laquelle a eu lieu l’incarnation du Christ. […] ”
Revue Française de Yoga, n°27, « Passeurs entre Inde et Europe », janvier 2003, pp. 45-77.