La réinvention du yoga par l’Occident
Publié le 19 juin 2003
La pratique du yoga aujourd’hui dans les pays d’Europe occidentale est devenue chose tout-à-fait commune ; il est loin le temps où l’on passait pour excentrique en faisant des postures ! On prend des cours, on suit des sessions, et on intègre à la vie quotidienne des exercices de respiration et de calme intérieur, on sent bien qu’une attention plus fine au corps, aux émotions est source de mieux-être. En ce sens restreint, le yoga, parmi beaucoup de disciplines venues d’Orient ou d’autres mondes traditionnels, s’est progressivement inscrit dans nos modes de vie, comme une activité « normale », intégrée à une culture en quête de moyens psycho-somatiques qui permettraient de pallier les effets pervers de la modernité : tensions dûes à la compétition, dispersion mentale, agitation affective …
On attend du yoga, au fond, qu’il offre ce que l’on reproche à l’évolution globale de notre société de n’avoir pas su mettre au cœur de ses valeurs, et d’avoir laissé à la charge des individus : un surplus d’âme, d’intériorité, de sagesse. Le yoga, entre autres voies, se trouverait ainsi chargé d’une mission particulière de réparation ; il viendrait en quelque sorte combler un vide, rappeler la place de l’être, du « laisser-être » et de la gratuité dans un contexte où l’humain ne se juge et n’est jugé qu’à ses actes et les effets positifs, objectifs qu’ils engendrent.
Cette maturation d’une discipline orientale dans le creuset complexe de l’Occident contemporain ne va pas sans poser questions.
D’une part, elle a défait les attaches philosophiques et éthiques du yoga à ses origines indiennes pour les amarrer à d’autres motivations, modifiant en profondeur les finalités qui lui avaient été historiquement assignées, réinterprétant dans d’autres perspectives les conceptions du corps et de l’esprit sur lesquelles il repose.
D’autre part, elle a produit des expériences de soi originales, dans le cadre de quêtes plus vastes, dites « post-modernes », qui cherchent un équilibre entre autonomie personnelle et harmonisation avec l’autre et l’environnement dans lequel on vit. Dans ce renversement où une synthèse traditionnelle est décomposée pour être réinvestie et reformulée autrement, le yoga prend figure d’exemple. Son succès manifeste les richesses et les ambiguïtés d’un moment anthropologique qui métisse les apports culturels et les ordonne à ce qui constitue la pointe la plus avancée du mouvement initié par nos Lumières : la disposition de sa vie intérieure comme liberté inaliénable de l’individu. Car le désordre des quêtes qui se développent au titre d’une dimension humaniste difficile à définir n’est pas aussi incohérent qu’il apparaît tout d’abord ; on y discerne presque partout divers avatars de cette revendication fondamentale : être pleinement soi-même – ou le devenir – , ce qui confère le droit d’utiliser toutes les « sciences humaines », au sens le plus large du terme, antiques ou récentes, – souvent sans aucun égard pour leurs spécificités, puisque ce qui légitime leur instrumentalisation, c’est ce grand projet de la réalisation de soi, qui fait figure de véritable « mythe post-moderne ».
Le yoga et la contre-culture des sixties
C’est surtout à partir du milieu du XIX° siècle, dans des milieux marginaux d’orientalistes attirés par l’ésotérisme, que le yoga fait son apparition. Il faut souligner que d’emblée il est soumis à une profonde réinterprétation, en fonction des motivations particulières d’Européens et d’Américains du Nord, en quête d’une vision de l’homme qui se démarque à la fois du matérialisme économique et de la transmission autoritaire d’un christianisme institutionnel. La revendication de fond, clairement affirmée chez les théosophes par exemple, se cristallise autour d’un recours à l’expérience personnelle comme critère d’une sagesse. L’intimité est le lieu d’un « sacré » qu’aucune religion ni morale laïque ne peut prétendre confisquer. L’Inde est créditée, sur cette dimension sacrale de l’être humain, d’un savoir millénaire et incomparable dont le yoga, entre autres voies, permet l’épanouissement et la réalisation.
Un siècle plus tard, le mouvement hippie s’inscrit dans cette mouvance, avec ses accents particuliers. Il conserve intuitivement le grand découpage imaginaire qui s’était peu à peu dessiné entre un Occident rationaliste, technicien, matérialiste et une Inde intuitive, artisanale, spiritualiste. Par le biais de ces rôles assignés d’avance, les sagesses indiennes sont instrumentalisées ; elles vont servir, malgré elles, de références et d’appuis à une contre-culture critique : c’est Bénarès et Kathmandu contre New-York, en passant par la Californie ; le guru en lieu et place du père de famille et du prêtre ou du pasteur ; la méditation et l’extase prenant le pas sur l’intellect, mais aussi sur la prière ; le polythéisme foisonnant des images divines préféré au monothéisme intransigeant du christianisme ; le féminin du divin qui touche le cœur des hommes bien plus que le lointain Dieu Père …
Au même moment, les gurus indiens se sentaient prêts à transmettre leurs connaissances hors des frontières d’une Inde qui, jusqu’alors, avait beaucoup vécu sur elle-même. Depuis le milieu du XIX° siècle en effet, des intellectuels, surtout bengalis, mais aussi des maîtres spirituels, comme Râmakrishna et Vivekânanda, avaient pris conscience de la richesse de leurs traditions. Eux aussi voyaient l’Occident comme une société dominée par l’impératif économique, et ils croyaient que l’Inde avait une mission particulière dans le concert des nations : celle de transmettre les sagesses immémoriales dont les dieux l’avaient faite la dépositaire privilégiée. Mais il fallait pour cela réformer l’hindouisme décadent, former des prédicateurs, venir à bout de l’humiliante colonisation. Dans les années 1960, ces conditions furent enfin réunies, et les deux courants, de l’Inde qui voulait s’exporter et de la jeunesse d’Occident qui cherchait un « ailleurs », se rejoignirent. Cela donna, en ce qui concerne le yoga, un kaléidoscope d’expériences très diverses, très peu théorisées puisqu’on se méfiait de l’abstraction, mais où l’on peut reconnaître aujourd’hui quelques aspects déjà caractéristiques de la « post-modernité ».
Extraits de la Revue Etudes, janvier 2002, pp. 39-503.