Le Monde du Yoga

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La tâche du lépreux

Publié le 23 septembre 2003

La peau, dont les affections sont souvent interprétées comme des marques d’impureté, est très fortement liée au psychisme. En effet, nombre de dermatoses ont des origines psychosomatiques, et des conséquences somatopsychiques. Et la lèpre lévitique, telle que décrite et analysée par le Talmud, est bien le signe qu’une faute a été commise.

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LE TALMUD ET LA SANTE

Le corpus talmudique, au sens strict du terme, a été rédigé en hébreu et en araméen au cours des IlI°, IV° et V° siècles ap. J.C., et accumule des matériaux issus de traditions orales beaucoup plus anciennes. Formellement parlant, le Talmud comprend deux parties principales: la Mishna et la Gemara. Ces deux termes désignent à la fois un mode de transmission et d’enseignement oral, et les corpus écrits où a été déposé le produit de l’élaboration orale.

Le Talmud, tout comme la Bible, n’est pas un ouvrage médical. Il n’a pas développé, non plus, un savoir divisé en de multiples branches, en sciences constituées et autonomes comme l’a fait l’esprit grec. Nous pouvons dire du Talmud qu’il constitue un code social qui aborde tous les aspects de la civilisation juive, qu’ils soient civils ou religieux, individuels ou collectifs. Aussi, de nombreuses données médicales et pharmaceutiques peuvent y être trouvées, qui émaillent le texte de façon éparse. Les connaissances thérapeutiques des Sages ne constituent qu’une part infime du matériel talmudique et apparaissent ici et là, de façon imprévisible, apparemment irrationnelle, en fonction des questions légales débattues ou des rabbins cités.

C’est, probablement, parce que les philosophes grecs ont dégagé la science de l’ancien fond mythologique polythéiste, qu’ils ont d’emblée fait apparaître diverses sciences autonomes en les libérant de leur dieu (ou déesse) respectif.

Pour le Talmud, resté dans la continuité de le pensée monothéiste biblique, tout est contenu, ne serait-ce que potentiellement, dans la Loi, la « Voie »: la Tora. Il ne saurait exister, pour lui, un domaine de connaissance séparé de la « Connaissance de Dieu », de la Loi, de l’Ethique, qui pourrait se rendre indépendant, ou neutre, vis-à-vis de la morale. Cela a peut-être été une façon, propre au monothéisme hébraïque, d’éviter d’emblée le « science sans conscience » rabelaisien.

La santé s’avère être une question centrale pour le Talmud, qui se voit lui-même comme un développement de la Torat-H’ayim, la Loi de Vie. Les règles d’hygiène et de thérapeutique font, pour lui, tout autant partie de cette loi que les interdits rituels ou moraux.

Les transgressions des règles d’hygiène sont, comme celles des commandements de la Loi de Moise, des atteintes à cette Loi de Vie. La maladie et la souffrance en sont les sanctions, mais sont aussi des appels libérateurs au retour vers la Loi.

Si les pensées biblique et talmudique n’ont pas produit un seul ouvrage médical ou pharmacologique séparé, c’est peut-être parce que, pour elles, le règne de la Loi, porteur d’un ordre communautaire juste et humain, est la condition première de la santé. Les connaissances thérapeutiques de son époque n’ont cependant pas été négligées par le Talmud. Elles ont été expressément consignées par écrit afin de ne pas être oubliées. Elles témoignent, par leur incorporation dans le texte de la Loi Orale, du respect profond qu’a la pensée rabbinique pour la science, qui vient de celui qu’elle a pour la vie.

La présence des données médicales dans le Talmud a aussi un autre sens: elle est souvent due au besoin de préciser dans quelle mesure des règles rituelles doivent être transgressées pour soigner un malade. La loi talmudique évite ainsi que des pratiques cultuelles deviennent un but pour elles-mêmes. Elle soumet donc science et religion, ensemble, à ce qui seul peut être un but: la vie, la sainteté du sujet qui s’incarne en l’homme.

PURETE ET IMPURETE DE LA PEAU

Nous dirons simplement ici que l’impureté est liée à la mort pour le Lévitique, les cadavres sont la principale source d’impureté. La peau par elle-même, séparée d’un cadavre, est pourtant considérée comme pure, comme les ongles et les cheveux qui ont la capacité de « repousser après avoir été coupés », et les dents qui « ne sont pas créées simultanément avec le corps » (Nida 55a).
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NATURE DE LA TSARA ‘AT

La tsara’at, la « lèpre » du Lévitique, apparaît bien différente de la véritable lèpre, la maladie de Hansen. cette dernière se présente comme une maladie dont les signes peuvent se modifier en l’espace d’une ou deux semaines et qui peut évoluer spontanément vers la guérison. La lèpre, au contraire, est une maladie chronique dont les symptômes apparaissent très lentement, sur plusieurs années, pour laquelle le critère évolutif de sept jours est bien évidemment trop court. Il n’est pas question non plus des mutilations occasionnées par la lèpre que nous connaissons. Les dartres, signes, brûlures, la calvitie, et encore moins les moisissures des murs ou des vêtements, n’ont pour nous le moindre rapport avec la lèpre. Le malade entièrement atteint, « totalement blanc », est traité comme s’il était parfaitement sain, ce qui évidemment est absurde d’un point de vue médical. La tsara’at ne semble pas avoir été considérée comme une maladie très sévère, elle n’est pas mentionnée dans la série des fléaux cités en Deutéronome 28, 27. Les lésions lépreuses ne sont en général pas achromiques, les atteintes du cuir chevelu sont très rares, et un symptôme essentiel de lèpre lépromateuse, qui a valeur de signe, n’est pas mentionné dans les textes: l’insensibilité cutanée. Il est clair que la tsara’at ne correspond pas à notre lèpre et serait mieux traduite par « psoriasis ».

Un traité entier de la seule Mishna, comprenant quatorze chapitres, le traité Nega’im , se consacre à cette « lèpre lévitique ». Ce traité développe et précise les règles bibliques du diagnostic, de l’isolement et de la purification de la « lèpre » de l’homme, des vêtements et des maison, qui sont exposées dans les chapitres 13 et 14 du Lévitique ; ce n’est donc pas la lèpre réelle, telle qu’elle pouvait être observée à son époque, qui intéresse la Mishna, mais la « lèpre mosaïque » réglementée par les lois éternelles de la Bible, source d’impureté rituelle, comme une lepra legalis et non comme une véritable dermatose.

L’HYPOTHESE PSYCHOSOMATIQUE

L’hypothèse de l’origine psychosomatique de la tsara’at permet de comprendre le rôle du rituel et la guérison, apparemment « spontanée », qui n’est pas expliquée par le texte du Lévitique (13-14), si ce n’est qu’elle fait suite au rituel de l’isolement: la vie solitaire au désert et les vêtements de deuil que doit porter le malade réalisent la séparation, le « travail du deuil » qui n’avait pas été accompli chez lui. Le deuil qu’il portait dans sa peau, ce « vêtement déchiré », ce « Moi peau » troué et taché il le porte désormais extérieurement, dans cette peau sociale détachée de lui qu’est le vêtement. Le message étant passé au-dehors, dans le monde conscient des objets, il peut quitter la peau, les signes disparaissent.

L’ancien « lépreux » doit, pour être totalement « guéri » se « laver » de la culpabilité qu’il éprouve intérieurement, comparable à celle de beaucoup d’analysés en fin de cure. Il parvient, à travers les sacrifices expiatoires et les purifications qu’il accomplit, à se libérer des dernières chaînes de son aliénation: la culpabilité de les avoir brisées.

Aron-Brunetière [dans son « Guide de thérapeutique dermatologique »] écrit que la dermatologie est le domaine d’élection des névroses et que la dermatose peut être, pour un enfant, une forme d’appel à la mère, ou, pour un adulte, un moyen de fuir des responsabilités sociales en s’isolant volontairement, ou encore de traduire une pulsion hostile envers un ego rejeté, culpabilisé.

Le deuil symbolique et l’isolement solitaire au désert effectuent un véritable sevrage du « lépreux », qui apprend à ne s’appuyer que sur lui-même, à se passer du miroir social qui lui renvoyait son image; il fait aussi le deuil de son image extérieure. L’isolement imposé par la Loi dégage le malade de la nécessité de fuir. Il annule la fuite elle-même car elle est devenue un devoir. Cette quarantaine imposée le réintègre déjà dans l’ordre du commandement, de la responsabilité.

Ce qui donne, à nos yeux, du poids à l’hypothèse du caractère psychosomatique de la tsara’at, est qu’elle est la seule à attribuer un cadre nosologique cohérent et plausible aux descriptions du Lévitique et, également, qu’elle donne un sens aux rituels d’isolement et de purification du « lépreux » qui apparaissent alors comme le moyen d’inverser une conversion psychosomatique.

Nous avons aujourd’hui des preuves de l’influence des émotions, du stress, sur le système immunologique. De nombreuses maladies peuvent donc être affectées par des facteurs psychiques. Il est même actuellement question de la tendance possible du mécanisme pathologique à se focaliser sur un organe particulier, en fonction de son importance symbolique dans l’inconscient du patient. De nombreux travaux ont montré l’action de la suggestion, de l’hypnose, d’actes symboliques, sur certaines affections cutanées.

La peau formant l’enveloppe extérieure de l’homme, elle est un lieu de contact: elle fait à la fois office de moyen de communication et de protection. Les émotions se trahissent souvent par des modifications de la peau, rougeur, pâleur, sueur. Le lien entre la peau et le psychisme est très étroit, comme en témoigne leur origine embryologique commune et, par exemple, la possibilité de faire disparaître les verrues plantaires sous hypnose ou, […] en faisant brûler devant un enfant la feuille de papier sur laquelle il avait dessiné ses verrues. Il est donc logique que la peau soit le principal organe cible des maladies psychosomatiques.
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Revue française de Yoga, n°3, « De la santé au salut », janvier 1991, pp. 57-80.

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