Conscience-énergie cosmique et divine, Shiva a deux visages, si ce n’est deux natures. Divinité de la danse, que l’on peut décliner au masculin ou au féminin, Shiva est le principe de toute vie : humaine et divine, équilibrée et excessive. Harmonie dans l’asymétrie.

Shiva, immanent et transcendant, possède les caractéristiques d’une divinité à visage humain, parfois contradictoire et inattendue. Certes, il en connaît la démesure en tous points mais ne saurait se réduire à cela: sa nature essentielle transcende toute catégorie; c’est sous forme de vibration universelle, jaillissant de son centre, qu’il déploie la totalité cosmique en ses rythmes infinis. Se situant en tant que Réalité absolue au-delà des limites de l’entendement, il est à la fois insaisissable et omniprésent, car il ne fait qu’un avec la vie.Ainsi, afin de lui rendre un culte véritable, l’adepte tantrika doit tout d’abord s’identifier intérieurement à Shiva, en son essence, forme et mouvement intérieur, pour enfin s’unir avec la divinité; s’il parvient alors à contempler en celle-ci son propre reflet (ou en soi celui de la divinité), peut-être y reconnaîtra-t-il la trace d’une imperceptible asymétrie, source de toute existence…

SHIVA, DIVINITÉ DE CONTRASTES…

Le nom de Shiva évoque, selon la tradition hindoue, la divinité de l’anéantissement et de la régénération toute chose obéit à sa loi, du brin d’herbe à l’univers, et repose en elle, comme sur une trame vivante, indéchirable et continue. Dans le Shivaïsme tantrique, on conçoit cette puissance cosmique comme une « Conscience-Energie » absolue, libre et créatrice, indéfinissable et, de ce fait, innommable: « Shiva » n’est en effet à l’origine qu’un adjectif sanskrit signifiant « propice, bienveillant » et n’apparaît que dans un second temps, après la période védique ; il semble destiné à tempérer le qualificatif premier de cette même divinité, fort redoutée : « Rudra » (hurleur, qui fait hurler).

Rudra-Shiva garde ainsi l’empreinte vivante d’une époque fort lointaine que certains font remonter à la civilisation de l’Indus (IIIè-Iiè millénaire avant J.-C.). Dans les épopées, il apparaît déjà comme un dieu ambivalent: d’une part impétueux, violent, irascible, armé d’une lance et d’un trident, allant par les jungles et les montagnes, semant sur son passage tempête, maladie, effroi et destruction ; d’autre part, bienfaisant, divinité protectrice des exclus et des animaux, répandant la vie, la guérison, la régénération, il accorde l’apaisement ultime de la libération en tant que Seigneur des yogins. Ainsi, destructrice et recréatrice à la fois, l’énergie divine de Shiva se manifeste également à travers la Danse cosmique: en effet, sous la forme de Nataraja, Seigneur de la danse, Shiva projette dans l’existence, soutient et anéantit toute chose, il se voile et se révèle telle est sa quintuple activité divine.

La puissance cosmique infinie, atemporelle que représente Rudra Shiva contient cependant un autre contraste essentiel : elle se polarise, au seuil de la manifestation, en énergie masculine et féminine (shakti), chaque dieu étant accompagné de sa parèdre dans le panthéon hindou. Shiva revêt donc parmi l’éventail de ses manifestations, celle de l’Androgyne primordial.

Pour ces deux aspects – Seigneur de la Danse et Androgyne -, les représentations traditionnelles tirent évidemment parti du symbolisme spatial en général, et de celui de la latéralité (gauche-droite) tout spécialement ; d’autres aspects s’équilibrent en s’opposant: ainsi Shiva se voilant derrière ses myriades d’apparences, tel un magicien (mayavin) engendrant la fantasmagorie universelle, ou se révélant, dieu de grâce qui libère de l’illusion ardente de la jouissance.

QU’EST-CE QUE L’ASYMÉTRIE?

On pourrait ainsi multiplier les évocations contrastées de Shiva et s’étonner, plus que pour les autres divinités, de leur extrême variété : elles fleurissent dans un horizon de liberté imaginative, mythologique, où la logique rationnelle n’est pas la référence ultime : la loi de non-contradiction ne joue pas ici son rôle exclusif. Ce foisonnement de caractères (apparemment) contraires favorise ainsi une géométrie asymétrique qui coordonne sans les éliminer les différences, et préserve alors un large éventail des sens possibles offerts par une telle configuration. Mais qu’entend-on au juste par asymétrie dans ce contexte?

Première remarque
Pourquoi a-symétrique et non dissymétrique?

Il est permis de penser qu’il existe entre les termes « illogique » (contraire à la logique) et « alogique » (en dehors des limites et des normes de la logique), le même rapport qu’entre « dissymétrie » (contraire à la symétrie) et « asymétrie » (autre que la symétrie).

Quant à sa signification encyclopédique, la symétrie représente une loi quasi-universelle de la structure spatio-temporelle qui suggère une correspondance de position par rapport à un plan médiateur, ainsi qu’un aspect harmonieux résultant de dispositions régulières… Cette parité sans surprise éveilla quelques critiques du fait de son attrait (trop) facile, son absence de tension intérieure et de mystère. Montesquieu déclare ainsi:
« La raison qui fait que la symétrie plaît à l’âme, c’est qu’elle lui épargne de la peine, c’est qu’elle la soulage!… Le naturel s’est usé sous la lime, la symétrie a banni le subtil… Partout où elle investit, c’est fade. »
Pour Pascal, la perception de la symétrie surgit spontanément car étroitement liée à la structure même de l’homme, et limite de ce fait, en le prédéterminant, l’horizon visuel:
« … (la symétrie est) fondée sur la figure de l’homme, d’où il arrive qu’on ne veut la symétrie qu’en largeur; (ni en hauteur ni en profondeur),… sens où les hommes sont symétriques! »(Pensées, XXV, 77).

Deuxième remarque:
La vision indienne du monde, une prédisposition à l’asymétrie?

L’Inde (Bharata en sanskrit) est l’une des rares civilisations anciennes à ne pas avoir élaboré une cosmologie qui la situe au centre du monde, mais au Sud-Est de l’axe cosmique, le mont Meru ; autre décentration notoire, les dieux au repos sont toujours représentés avec un certain déhanchement formant une triple courbe et rompant la symétrie de la statique: cette ondulation symbolise les trois guna (qualités universelles sattva, rajas, tamas), de même les deux moitiés du diagramme chinois symbolisant le yin et le yang sont délimitées par une ligne sinueuse ; et que dire de la trompe ondulante de Ganesha, ou encore de la Kundalini, l’énergie cosmique « annelée »? N’attirerait-elle pas l’attention sur le fait que le repos n’est pas inertie mais un état dynamique d’équilibre, vers un renouvellement? […]

Revue Française de Yoga, n°14, « Postures de flexion latérale », juillet 1996, pp. 121-138.

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