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L’anti-Gandhi. Le nationalisme hindou et la violence politique.

par Christophe Jaffrelot | Publié le 31 mai 2005

Les origines des mouvements nationalistes anti-Gandhi sont à chercher dans l’héritage de grandeur Chitpavan, et dans l’interprétation militariste de textes sacrés comme la Bhagavad Gîtâ par des hommes tels que Tilak, Moonje ou Godse (l’assassin de Gandhi), qui ont incorporé à leur doctrine de nombreux traits du nationalisme européen.

« Dans son remarquable article sur le meurtre de Gandhi, Ashis Nandy explique le geste de son assassin Nathuram Godse à partir d’un riche faisceau de facteurs. Il souligne ainsi l’animosité que le Mahatma a suscitée parmi les brahmanes orthodoxes en faisant entrer les masses sur la scène politique, et insiste ensuite sur l’incompatibilité entre l’accent gandhien sur les valeurs féminines et l’éthos martial des brahmanes Chitpavan, le milieu d’origine de Godse : « Dans la mesure où Gandhi a rejeté l’identité kshatriya par sa continuelle insistance sur le pacifisme et le contrôle de soi, il constituait une menace pour les cultures guerrières de l’Inde », dont celle des Chitpavan. Cet héritage culturel a certainement exercé une influence sur Godse mais on ne peut établir un tel lien de causalité sans réductionnisme. »

« Tout comme l’idéal gandhien, cette idéologie puise sa force dans des catégories religieuses puisqu’à l’instar de Gandhi, c’est dans la Bhagavad Gîtâ que les tenants d’un nationalisme hindou et violent trouvent la sanction sacrée de leurs idées. Parallèlement, ils affichent une réelle fascination pour les raffinements techniques de la violence moderne et le militarisme européen. Il s’agit donc d’une idéologie qui s’est construite à partir d’éléments hétérogènes, dont l’éthos Chitpavan n’est pas nécessairement le plus déterminant. »

LA NON-VIOLENCE IMPENSABLE: UNE TRADITION IDEOLOGIQUE DU MAHARASHTRA

A la recherche d’une violence Chitpavan

« Les Chitpavan disposent de fait d’un glorieux passé. Historiquement, ils ont rempli des fonctions de kshatriyas, en particulier en servant dans les armées de Shivaji. (…) Le souvenir de leur grandeur passée a certainement nourri chez les Chitpavan un goût pour le nationalisme violent qui prit parfois une forme radicale puisque les actes terroristes accomplis dans la Présidence de Bombay furent chaque fois l’oeuvre de l’un d’eux. »

« Une telle interprétation s’applique de façon convaincante aux premiers actes violents réalisés par des brahmanes Chitpavan, mais on ne peut en déduire une équation entre éthos Chitpavan et nationalisme violent. Premièrement, bien des Chitpavan se rangèrent à la fin du xixe siècle parmi les « Modérés » du Congrès, comme M.G. Ranade puis Gokhale. Deuxièmement une véritable idéologie de la violence nationaliste ne prit forme que plus tard en s’adossant moins à l’éthos Chitpavan qu’à la Bhagavad Gîtâ. Elle se construisit alors plutôt contre Gandhi que contre l’impérialisme européen auquel Tilak et surtout ses disciples firent de nombreux emprunts. »

Tilak, Gandhi et la Gîtâ

« Non seulement la défense des traditions hindoues par Tilak, son revivalisme, contrastait avec l’oecuménisme et le syncrétisme de Gandhi, mais Tilak fut l’un des premiers à s’opposer à l’ahimsâ. Il invoqua pour ce faire des arguments religieux en réinterprétant la Bhagavad Gîtâ pour dénoncer la lecture quiétiste qu’en proposait Gandhi. Dans ce long poème enchassé dans l’épopée du Mahâbhârata, Krishna exhorte Arjuna à faire la guerre contre les siens en arguant du fait que la violence est un devoir si elle contribue à préserver le dharma. Toute violence accomplie dans cet esprit, dans un esprit de renoncement aux fruits de l’action, est alors légitime et permet même au roi d’accéder au salut. »

« Tilak a donc opposé à Gandhi une culture du politique fondée sur la realpolitik qui caractérisait l’Empire marathe de Shivaji et des Peshwas à l’éthique martiale. Mais le recours à des moyens violents était aussi sanctionné chez lui par des références appuyées à la religion hindoue. Tilak se réclamait en fait du même texte sacré que Gandhi, la Bhagavad Gîtâ, et Savarkar procédera d’une façon analogue. »

Savarkar et la vernacularisation du terrorisme européen

« Savarkar, à la suite de Tilak, façonne une culture politique qui marie nationalisme et violence. Tous deux sont des brahmanes Chitpavan mais ce « background » ne suffit pas à expliquer leur idéologie. Ils construisent aussi celle-ci à partir de références hindoues, qu’il s’agisse de la Gîtâ ou du thème sacrificiel. Savarkar va même au delà puisqu’il s’inspire aussi des groupes terroristes ou révolutionnaires européens. Simplement, ces influences sont comme vernacularisées et disparaissent derrière un discours qui se veut hindou. Ce processus d’indigénéisation sera encore plus net chez les tilakistes de la Hindu Mahasabha qui élaborent dans les années 1920 un nationalisme violent explicitement hostile à Gandhi alors que l’opposition au Mahatma, tout en étant bien réelle chez Tilak et Savarkar, n’était pas première. »

LA HINDU MAHASABHA: ETHIQUE MARTIALE ET MILITARISME

Les « tilakistes » contre l’ahimsâ

« De tous les lieutenants de Tilak, Moonje sera l’opposant le plus redoutable à l’ahimsâ. Il soutient que « dans notre religion, la violence pour la défense de ses droits n’est pas condamnée (…)

« Tout comme Savarkar, Moonje s’inspire en effet du militarisme européen qu’il incorpore lui aussi aux traditions martiales de l’hindouisme. »

Le meurtre de Gandhi

« De son propre aveu, Godse appartient donc à un courant idéologique qui s’est structuré autour du nationalisme hindou, de la violence politique et contre Gandhi. Il s’inscrit en effet dans la mouvance fondée par Tilak et perpétuée par les tilakistes, Savarkar, Moonje etc. Comme eux, c’est un brahmane du Maharashtra, mais ce « background » social est loin de tout expliquer. Le fait qu’il souscrive à l’idéologie nationaliste hindoue et violente véhiculée par ces hommes est plus important. »

« Godse vit son crime comme sur-humain, au-delà des sentiments humains, ainsi qu’en témoigne le respect qu’il affiche pour Gandhi. Avant de tirer trois balles à bout portant sur le Mahatma, il s’inclina en effet devant lui en signe de révérence et il se plut à répéter ensuite : « Je m’inclinerai par respect pour le service rendu par Gandhiji au pays, et envers Gandhiji lui-même pour le dit service », parce qu’« il n’y avait aucune inimitié entre Gandhiji et moi sur un plan personnel »

Certes, ce genre d’attitude peut refléter une forme de froide realpolitik. Godse cherchait en effet à débarrasser l’Inde d’un idéaliste dont les bonnes intentions ne pouvaient que produire des désastres, et tout ceci parce que le Mahatma était guidé, selon lui, par des caprices égoïstes (…) »

« Certes, toute culture politique procède d’un « genre discursif » qui lui préexiste. Tout comme les influences jams qui se sont exercées sur le jeune Gandhi ont pu le prédisposer à ériger la nonviolence en idéologie politique, l’éthos des Peshwas a pu prédisposer les Chitpavan à une forme de nationalisme hindou violent. Mais il ne faut pas seulement raisonner en termes d’héritage. Gandhi est aussi devenu non violent en raison de ses lectures chrétiennes, en Angleterre et ailleurs. Moonje a aussi été fasciné par les fascismes européens des années 1930. C’est pourquoi il faut sans doute analyser la construction idéologique qu’on baptise trop souvent « invention de la tradition » comme l’art d’opérer une synthèse stratégique entre la culture dans laquelle on a été socialisé et celle à laquelle on est exposé en vue de résister à une domination quelle qu’elle soit (idéologique, socio-économique ou politique). »

Revue Française de Yoga, N°19, « Religions en Inde aujourd’hui. », février 1999, pp.17-51.

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