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Le champ et le hors champ de la parole dans la relation pédagogique

par Gisèle Siguier-Sauné | Publié le 29 juillet 2005

Dans la relation pédagogique, le hors champ (ce qui n’est pas dit, pas montré) ne doit pas être considéré comme une insuffisance mais au contraire comme l’élément dynamique permettant au savoir d’être transmis à travers les diverses époques, dans des contextes, des endroits et à des gens différents sans perdre sa richesse initiale.

« « Champ » et « hors champ » sont deux termes qui appartiennent au langage cinématographique. Le champ désigne ce qui est montré dans l’image, ce qui est donné à voir au spectateur. Le hors champ est l’en dehors, ce qu’on ne voit pas, car se situant à l’extérieur de l’espace du visible. C’est le cadre de l’image qui définit donc précisément ce qui est donné à voir, découpant l’espace et créant ainsi un champ et un hors champ. Et ce cadre est toujours le résultat d’un choix. Choix opéré en fonction de ce que l’auteur du film veut montrer et désire communiquer aux spectateurs. De ce premier choix en résulte un second, celui concernant le traitement du hors champ. On peut en effet choisir de l’occulter complètement et faire comme s’il n’y en avait pas, jugeant que le champ de l’image se suffit à lui-même. Ou, au contraire, jouer de sa présence, comme pour faire vivre dans le champ du visible une absence dont le spectateur devine la présence ailleurs, en marge du champ. Hitchcock a excellé dans cet art.

Tenir compte du hors champ crée un espace qui permet au spectateur de se distancier quelque peu de la scène visible et de la resituer dans le contexte plus vaste de l’histoire, celle qui se déroule dans le temps du film mais également celle dans laquelle le film et son auteur s’inscrivent eux-mêmes. Et c’est une façon de rappeler que tout ne se joue pas dans l’espace du visible.

Transposé sur le plan de la parole dans la relation pédagogique, comment entendre cela?

Le champ est ce qui est dit, explicité, ce qui se donne comme audible dans le temps du cours. Le hors champ est ce qui n’est pas dit ; ce qui demeure implicite ; et ce qui n’est pas du domaine du dire à ce moment-là, c’est-à-dire ce qui ne s’enseigne pas. Champ et hors champ ici également résultent en grande partie d’un choix. Choix qui ne témoigne pas tant du niveau de maîtrise du pédagogue que de ses préoccupations éthiques. »

« Le choix est également celui de l’angle de vue. On peut par exemple présenter un texte comme la Bhagavad-Gîtâ de différentes façons : mettre l’accent sur l’histoire des grands courants de pensée qui traversent le texte ; ou bien faire un gros plan sur l’enseignement du yoga que l’on peut lui-même présenter différemment selon qu’on insistera sur la voie de l’action et de la bhakti, selon la vivante interprétation de Gandhi, ou sur la voie de la connaissance dans l’optique du Védânta de Shankara.

Tous ces différents choix dessinent un hors champ dans l’espacetemps du cours, qui est une condition essentielle à toute véritable relation pédagogique. Car l’enseignant ne peut viser dans son discours une totalité : vouloir tout englober, tout expliquer, proposer un discours rond et d’une implacable cohérence, sans vide, sans failles. Un discours qui se veut maître de lui-même, de son contenu et de ses effets, occultant tout hors champ. Il ne le peut pas, car ce qui rend vivante la parole au sein de la relation pédagogique, c’est justement qu’il y a relation. Et donc respiration. Aller-retour et échange sont rendus possibles par le hors champ de la parole, les vides et les non-dits du discours. Il est l’espace qui permet une réelle prise en compte de l’autre pôle de la relation : l’élève, l’auditeur, l’écoutant. Car aucune pédagogie digne de ce nom ne saurait se réduire à une instrumentalisation de cet autre qu’est l’élève. Celui-ci n’est jamais un moyen pour une fin, si bonne soit-elle. Foyer de raison et de liberté, c’est lui la fin, le but de toute pédagogie. »

« Cela est important et renforce la vigilance lorsque l’enseignement proposé porte sur des textes reconnus comme sacrés et universels. Ces enseignements ne font pas que transmettre un savoir théorique. C’est se leurrer que de le croire. Car les textes qui en sont la matière parlent à notre être intime, à notre dimension de profondeur. Ils touchent à des questions essentielles, à l’urgence de choix radicaux. Par-dessous la surface du discours qu’on pour-

rait croire linéaire, il y a la présence d’expériences cruciales, expériences d’humanité qui nous questionnent dans notre ici et maintenant. La portée de pareils textes est d’ordre éthique et concerne notre salut, tel que le conçoivent les différents univers religieux auxquels ils appartiennent. Aussi leur approche, comme leur étude, passe autant par le dit et l’explicité que par le non-dit et l’implicite, les questions laissées sans réponse, les réponses non définitives qui laissent ouverte la question du sens, lequel ne s’épuise pas dans une explication, si brillante ou érudite soit-elle.

La place reconnue au hors champ de la parole est donc ici décisive. Car c’est l’espace qui permet de recevoir le texte comme ce tiers médiateur qui donne son cadre à la relation pédagogique tout en l’orientant vers une finalité qui dépasse infiniment ce cadre et dont l’enseignant n’est pas maître. Dans la mesure où il est ce qui préserve la profondeur inépuisable du sens, le hors champ est ce par quoi l’élève, l’écoutant, peut s’approprier la proposition de sens du texte ; la laisser résonner en lui, dans la densité de son histoire et de son humanité ; et offrir ainsi au texte de révéler sa dimension de parole vive et vivifiante. Car s’il est un critère du sens interprété comme juste, il est d’ordre éthique : nous réconcilier avec la vie, les autres et soi-même, dans la complexité d’un monde partagé. Ainsi c’est par cette présence du hors champ de la parole que le texte peut être entendu comme une parole révélée parce que devenue parole révélante.

L’Inde du siècle avant notre ère, date probable de la rédaction de la Bhagavad-Gîtâ, est culturellement à très grande distance de nous aujourd’hui. Et nous pouvons dire de même des différents textes bibliques : on peut parfois avoir le sentiment que des annéeslumière nous séparent d’eux. Et pourtant ces textes continuent d’être lus et médités, de se transmettre de génération en génération et même de traverser les continents ! C’est en fait en mesurant cette distance qui nous sépare de l’origine du texte, de son univers culturel, que nous pourrons d’autant mieux accueillir sa proposition de sens. C’est là la tâche essentielle que doit assumer le champ de la parole. Car le sens ne peut naître de la confusion dans la fusion : tout n’est pas sur le même plan, tout ne se vaut pas de manière égale, en tout temps et en tout lieu, tout ne se ramène pas à un principe unificateur lissant les différences et aplanissant les tensions. Intégrer le sens de l’histoire et des différenciations, culturelles comme religieuses, est essentiel à la concrétisation de l’universel que le texte porte en lui comme promesse de vie adressée à tout homme, toute femme, qui l’accueille en la singularité de son histoire et de son aujourd’hui. Car c’est là se référer à un ordre symbolique extérieur à soi et à son imaginaire, qui permettra dès lors de s’ouvrir à la dimension symbolique du texte, qui ne livre pas que des significations toutes faites et univoques (il n’aurait pas acquis le statut de texte révélé ou universel), mais justement crée du sens. »

« La place de tiers médiateur qu’occupe le texte dans la relation pédagogique renvoie à un autre tiers, insaisissable et cependant essentiel à la relation : le silence de l’indicible. Ce qui se dérobe au discours. Qui ne fait point échec à la parole, mais au contraire la maintient ouverte en lui permettant de ne pas s’enfermer dans sa suffisance.

Les moyens pédagogiques révèlent à cet endroit leurs limites. C’est par ce qui est de l’ordre de la prière et de la méditation que, au cour du champ et du hors champ de la parole dans la relation pédagogique, peut s’inviter le Souffle de l’indicible qui fait germer toute parole et laisse entrevoir une luminosité plus grande du réel et de soi-même. »

Revue Française de Yoga, N°31, « Transmettre. », janvier 2005, pp.137-142.

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