Le chant et le sacre au pays marathe
Publié le 04 août 2005
Dnyândev a initié un renouveau religieux au sein du pays marathe en tentant de promouvoir la dévotion personnelle. Deux chants permettent de se recueillir : le kirtan se fonde sur la prédication et les abhangas sur les vertus de la continuité de la parole.
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Au XIIIe siècle, se produisit au pays marathe un réveil religieux sous le signe du mouvement de la bhakti, c’est-à-dire celui de la dévotion personnelle, qui inspira toute l’Inde jusqu’au XVIIe siècle. Le grand fondateur du renouveau mystique au pays marathe, Dnyâneshwar (1275-1296 A.D.) était dans la lignée religieuse du Nâtha Sampradaya, connue pour ses renonçants austères et traditionalistes dont le père spirituel était le gourou Gorakshanâtha. L’autre école spirituelle qui existait au XIIIe siècle était celle des Mahânubhava, voués au culte de Krishna, qui se distinguaient au contraire par leur goût pour la réforme et par leur dynamisme.
Le père de Dnyândev s’était vu excommunié par sa communauté villageoise à Apégaon et à Alandi pour avoir adopté la vie ascétique des Nâths à Bénarès, avant d’avoir accompli ses devoirs envers sa femme et sa lignée, comme l’exigeait la règle sociale. Il engendra par la suite quatre enfants, mais resta excommunié de son brahminat. C’est pourquoi il décida de se suicider avec sa femme dans le Gange. C’est ainsi que Dnyândev, ses deux frères Nivnittinath et Sopandev, et sa soeur Muktabai, se trouvèrent orphelins à un très jeune âge. Le frère aîné de Dnyândev, Nivrittinath, reçut son initiation spirituelle de Gahininâth, dans une grotte près de Nasik, à la source de la Godavari. Gahininâth avait été le disciple de Gorakshanâth de la lignée du Nâth Sampradaya. Dnyândev, enfant prodige, acquit très vite les connaissances théologiques et philosophiques de son époque. Mais pour réintégrer leur caste de Brahmanes dont leur père avait été déchu, il leur fallut passer devant le conseil de caste de leur région. Un buffle décida de la question, car à l’injonction de Dnyândev, l’animal se mit à réciter des strophes du Rig Veda. Les juges, émerveillés par ce miracle, permirent à Dnyândev et à ses deux frères, de porter de nouveau le cordon sacré des re-nés ! Ainsi, Dnyândev laissa à la postérité ses grands ouvrages en langue marathe, dont les plus connus sont la Dnyâneshwari, et les Abhangs ou chants dévotionnels. Pour le pays marathe, comme les Alvars au pays tamoul et les Siddhas de la communauté Lingayat, il posa les fondements du courant mystique axé sur l’oralité et sur la transmission par la voix.
Dnyândev conçut deux moyens pour exprimer ses idées religieuses à ses concitoyens qui accouraient en foule à Pandharpour. Cette ville était déjà connue comme le lieu où le dieu Vishnu-Vittal sous sa forme de Panduranga s’était manifesté à une date indéterminée. Le premier moyen, une forme de discours explicatif et inspirationnel à l’intention des dévots-pèlerins, le kirtan, est pratiqué par les chanteurs appelés kirtankars. Depuis Dnyândev donc, jusqu’à nos jours, se perpétue cette tradition de prédication charismatique, improvisée sur les textes des chants choisis par le kirtankar pour guider son sermon, ou suggérés par son auditoire. L’inspiration du kirtankar lui vient de son contact avec ses auditeurs. Pendant le pèlerinage, les pèlerins s’arrêtent dans des villages d’étape chaque soir. Pendant toute la nuit, les kirtankars des différents groupes du cortège des pèlerins, se succèdent devant un auditoire qui se relaye selon le besoin de sommeil des pèlerins. Ces orateurs religieux se font une réputation petit à petit, à force d’inspirer les foules. Les plus célèbres attirent des auditoires énormes. A la fin du pèlerinage, les kirtankars continuent de porter la parole vivante et inspirationnelle de village en village. Revenues chez elles, les foules se réunissent pour les écouter dans n’importe quel espace ouvert – devant le temple, sur les berges de la rivière, dans la cour de l’école locale…
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L’autre moyen que créa Dnyândev au XIIIème siècle pour toucher les coeurs de ses compatriotes est celui des abhangas. Le nom de cette forme poétique particulière signifie « chant sans brisure ». Sur la route du pèlerinage au pays marathe, les exercices spirituels des dévots ne sont pas interrompus du début jusqu’à la fin du parcours : ils répètent le nom de Dieu (selon la technique de jap), ou bien ils écoutent les prédications des kirtankars, ou bien ils chantent sans fin les abhangas ou hymnes dévotionnels sous la direction d’un chantre professionnel ou bhajankar. Bhajan veut dire « chant » et signifie la même chose que abhangas. Souvent le bhajankar est lui-même un poète inspiré doublé d’un virtuose de la variation mélodique. Il porte lui-même un instrument à une corde appelé ektara et des cymbales. Parfois, il est accompagné d’un tambourinier qui joue du dholak. Entre les refrains repris par toute la foule, le bhajankar chante les versets des célèbres saints-poètes du passé, et parfois, il se livre à des improvisations libres sur une strophe ou sur un mot, selon l’envol de son inspiration. Une fois que le pèlerinage est terminé les bhajankars, continuent de se produire sur la place publique d’une façon itinérante. Les dévots participent ainsi à des séances de bhajan à l’endroit le plus proche de chez eux. Le répertoire des bhajankars garde en vie les compositions des saints du passé, tout en les enrichissant et en les renouvelant de leurs propres créations. Ainsi, par exemple, malgré le fait qu’il n’y eût pendant longtemps aucune version écrite des abhangas, ceux-ci ont été transmis de bouche à oreille de génération en génération. Ils ont été répertoriés et compilés en volumes au XXe siècle seulement. Le rythme scandé par le tambour, les cymbales et le chant se mêle aux battements du coeur, créant une harmonie entre le corps du dévot et sa prière, aidant son esprit à méditer sur l’objet de sa dévotion. Le rôle du chant comme technique de méditation et de mise en état dévotionnel est donc primordial parmi les pèlerins du Mahârâshtrâ, même aujourd’hui.
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Revue Française de Yoga, n° 7, « La voix: une voie », janvier 1993, pp. 53-57