Le Monde du Yoga

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Le christianisme et le sens du corps

par Henri Bourgeois | Publié le 16 juillet 2004

En développant une réflexion sur l’appréhension du corps par le christianisme, Henri Bourgeois plaide pour une pluralité des approches du corps et appelle chaque tradition à l’humilité dans ce domaine, car aucune ne peut prétendre tout connaître des réalités corporelles.

 » Le christianisme, surtout occidental, a plutôt mauvaise réputation en ce qui concerne le corps humain. On l’accuse d’être assez négatif sur ce point: il méconnaîtrait le corps, qu’il s’agisse de la sexualité, de l’ascèse ou encore de l’euthanasie. Beaucoup, parmi nos contemporains, ont le sentiment que l’idéal chrétien privilégie ce que l’on appelle l’âme et n’a pas beaucoup de réelle tendresse pour le caractère incarné de la condition humaine. Certains ajoutent que les textes catholiques officiels, encycliques ou déclarations, peuvent bien défendre en principe les droits du corps, les droits de l’être humain corporel, mais qu’ils ne le font pas de manière tout à fait crédible, faute d’honorer réellement le corps dans sa réalité charnelle.

Le chrétien que je suis n’a pas pour objectif ici de défendre inconditionnellement le christianisme en ce domaine. Je voudrais plutôt, en théologien, examiner ce contentieux. Qu’en est-il de cette relation ambiguë du christianisme occidental et du corps humain? S’il y a eu et s’il y a toujours des dérapages, d’où proviennent-ils? Sont-ils fondés dans la doctrine chrétienne ? Et, par ailleurs, malgré d’évidentes limites et insuffisances, qu’est-ce que le christianisme peut faire valoir à propos du corps, de sa réalité et de son identité?

Le thème qui m’a été proposé est ainsi libellé: comment le christianisme contribue-t-il aujourd’hui au respect du corps ? En y réfléchissant, je me suis dit que la formule avait quelque chose d’un peu réducteur. Le respect du corps, en effet, importe sans doute, aujourd’hui comme hier. Mais le corps n’est pas seule ment respectable, il a aussi du charme, il est porteur d’une chance, il est lieu d’une incarnation sans cesse étonnante. Je vais donc honorer la question qui m’a été posée, mais en l’élargissant un peu. Et c’est pourquoi, faute d’un meilleur langage, je parlerai des droits et des possibilités du corps. Les deux en même temps. Pour qu’il soit clair que le christianisme n’est pas d’abord une morale mais se présente comme une spiritualité et donc comme une aventure du désir, de l’imagination et de la liberté.

[…]

Par conséquent, le corps, loin de n’être qu’une part de nous-même, est tout notre être, tout ce que nous sommes, mais dans une dynamique spirituelle. Certes, on peut l’envisager, ce corps que nous sommes, de plusieurs manières. Le médecin, le pédagogue, le photographe ne le voient pas de la même façon ; mais, quels que soient les points de vue, il n’est jamais statique comme un objet. Ou alors, si on le réduit à ses apparences extérieures, on le dénature et même, plus précisément, on le défigure. Le christianisme, me semble-t-il, a cette forte conviction. Et c’est bien pourquoi il baptise le corps, en signe de son estime, l’estime même de Dieu, pour la matière dont nous sommes faits et avec laquelle nous avons à nous faire. C’est pourquoi aussi certains des chrétiens de l’Antiquité disaient que le corps avait plusieurs modalités successives: le corps né de la terre, le corps né de l’esprit par le baptême et enfin le corps ultime, le corps de résurrection.

S’il en est ainsi, le christianisme ne devrait pas accuser le corps. Simplement, il suffit de considérer que le corps est inachevé, qu’il est en train de se constituer ou de s’incarner. Le péché, ce fameux péché dont la foi chrétienne a eu parfois la hantise maladive, ce n’est pas d’être corporel, c’est de se méprendre sur le corps, soit en en faisant un objet déspiritualisé, soit en le prenant pour une réalité achevée et n’appelant pas de mouvement vers l’avenir. Etre pécheur, c’est être désincarné ou mal-incarné. Et, à ce titre, on peut comprendre comment c’est aussi une méprise à l’égard de Dieu, le Dieu de l’incarnation et de l’histoire.

Telle était sans doute la spiritualité d’un François d’Assise, heureux d’écouter en lui la voix de la terre et la voix d’en haut. II est clair, en effet, qu’un christianisme spirituel et un christianisme charnel ou corporel ne plaident pas l’un contre l’autre, mais sont appelés ensemble à se déployer l’un avec l’autre et, plus encore, l’un par l’autre. Est-ce que le dualisme qui apparaît parfois dans certains propos chrétiens est véritablement dû l’expérience biblique? Je ne le pense pas. Il me semble qu’il vient d’influences spirituelles et philosophiques qui ont marqué fortement le christianisme et ont parfois presque recouvert sa conviction majeure, celle de l’unité constitutive de notre être. Le tort du christianisme, et aussi sa faute, ce fut de ne pas réagir à temps et de se laisser circonvenir par des inspirations qui n’étaient pas les siennes. On dira dès lors, à la suite de Péguy que le spirituel est charnel; et, inversement, que le charnel est, peut-être, spirituel. Sans doute faut-il aujourd’hui beaucoup méditer sur de telles évidences. Elles sont en effet décisives pour l’avenir du corps.

[…]

SOUCI DE SOI, AMOUR DE L’AUTRE

Pour la foi chrétienne, le corps humain a le droit et doit donc avoir la possibilité d’exister comme tel en en ayant les moyens. Le rapport que chacune et chacun entretient avec son corps s’inscrit dans la durée: normalement, dans l’être humain, existe un vouloir-vivre, un légitime et spirituel souci de soi-même. Non pas un repli égoïste sur son corps et son ego, mais un désir d’aller plus avant dans l’aventure de la vie et de continuer l’exploration, ce qui implique aussi, bibliquement parlant, d’avancer sur les chemins de l’Alliance avec Dieu.

A titre de référence, je citerai un texte paulinien qui me paraît à la fois simple et fort: « Nul n’a jamais haï sa propre chair. Au contraire on la nourrit et on en prend soin » (Epître aux Ephésiens 5,29). Ce souci de soi, étant donné le mouvement spirituel qui le porte et l’anime, peut être dit très exactement un amour de soi. Voilà qui n’est probablement pas assez marqué dans la tradition chrétienne: les croyants sont invités à s’aimer eux-mêmes, à avoir de l’estime pour ce qu’ils sont et, par conséquent, pour leur corps qui est saint, qui est « temple de l’Esprit de Dieu » (Ier Epître aux Corinthiens 6,19). Mais cela, on ne le dit peut–être pas assez en christianisme. Longtemps, on a entendu qu’il fallait plutôt se surveiller, se dominer, se purifier, lutter contre ses tendances naturelles. Je ne conteste pas que ces formules expriment une part du processus d’incarnation, mais, prises isolément, elles manquent de spiritualité. Il faut les envisager dans le mouvement plus radical de l’amour.

D’ailleurs c’est bien là l’un des commandements de la Loi donnée à Moïse: « Tu aimeras ton prochain comme toi-même » (Lévitique 19,18, texte repris par jésus en Matthieu 22,39). L’ennui, c’est que cette maxime met en lumière l’amour du prochain et laisse un peu dans l’ombre l’amour de soi-même, qui est pourtant ici explicité et même considéré comme le premier amour en nous. Résultat, l’un de mes amis m’a dit, un jour: « La Bible m’a appris à aimer les autres, mais c’est Patanjali qui m’a appris à m’aimer moi-même. » Boutade? Pas sûr. En tout cas l’Evangile doit aujourd’hui rappeler qu’il est annonce du légitime et indispensable amour de soi. Comment des chrétiens pourraient-ils ne pas s’aimer eux-mêmes puisque Dieu les aime, qu’Il les aime incarnés et qu’Il les entoure de son pardon rénovateur? Notre corps propre est donc respectable et, mieux encore, aimable. Ce qui veut dire pratiquement qu’il a droit à être entretenu, soigné, éduqué, entouré, spiritualisé au long du temps. Ainsi se traduit l’estime que l’on se porte à soi-même. D’ailleurs les droits de l’être humain, dont il est si légitimement question aujourd’hui, même s’ils ne sont pas toujours respectés, n’ont-ils pas tous un enracinement corporel et n’expriment-ils pas des possibilités d’incarnation?

Cela dit, la Bible insiste effectivement sur l’amour des autres. L’accent est tel, on l’a vu, qu’il risque de masquer l’amour de soi. Mais il n’en reste pas moins que, dans la logique biblique, le corps d’autrui est une parabole ou parole indispensable sur le corps humain. Le corps, ce n’est pas seulement mon corps, c’est aussi le corps des autres. Les chrétiens ne savent tout à fait qui ils sont que s’ils en reçoivent l’annonce dans le rapport concret, corporel, avec autrui. Celle ou celui que je ne suis pas et que je reconnais différente ou différent de moi m’enseigne une part de ce que je suis et que je ne saurais jamais sans eux.

[…]  »

Les chemins du corps
pp. 203-222

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