Le Monde du Yoga

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Le corps et les sens de la méditation bouddhique

Publié le 09 juillet 2004

La tradition orientale accorde une place importante au corps dans la voie vers le nirvâna. Le corps est utilisé positivement : en encourageant l’attention et la concentration sur le corps, les postures de méditation permettront à terme de maîtriser l’esprit. Atteindre l’état d’éveil suppose l’expérience de la méditation intense sur le corps et les sensations.

 » Il n’y a pas de corps isolé, sinon dans ce mode de vision dramatiquement dualiste qui imprègne l’Occident contemporain. Le Petit Robert nous en informe ingénument, qui définit le corps comme « l’organisme humain, oppose à l’esprit, à l’âme » (souligné dans le texte). Nous relèverons au passage, sans nous y attarder pour le moment, l’équivalence abusive de l’âme et de l’esprit, mais nous soulignerons l’opposition suicidaire entre les éléments du composé humain. Sans l’âme et sans l’esprit, il n’y a pas de corps, mais seulement un cadavre, comme nous le rapelle l’anglais corpse, ou, plus loin de nous, ce qui advient au dieu hindou Shiva, qui lorsqu’il se prive de la voyelle divine I transforme en cadavre: shava, en sanskrit. Le dualisme meurtrier, généralisé depuis Descartes (prenons Descartes comme symbole), a si bien infecté l’Occident que nous sommes tous plus ou moins atteints des maladies complémentaires que sont le matérialisme (au moins de fait) et le spiritualisme (au moins larvé). Cette séparation, en vérité « diabolique », au sens logique de « ce qui sépare », portait en elle les germes de l’angélisme anémique et du puritanisme persécuteur, qui ont marqué le déclin du christianisme depuis son épanouissement allègre et plein de santé au Moyen Age. Le matérialisme, aujourd’hui triomphant, voit le culte du corps, qui se vend bien, et cher, en librairie ou ailleurs, en séminaires et en colloques, en réunions où il arrive même qu’il se donne, ou plutôt se prête – car le don, nous en informe le bouddhisme, ne s’en peut vraiment
faire que si l’être a maîtrisé les perfections transcendantes, les pâramitâ.

Laissons les aberrations contemporaines, le propos n’étant pas polémique, sinon pour indiquer que notre exposé se situe d’un point de vue traditionnel, donc parfaitement étranger à la majorités des productions théoriques et des habitudes qui imprègnent la mentalité et le corps des Occidentaux. Mais il faut d’abord rappeler que les conceptions orientales ont eu des parallèles très proches dans l’Antiquité et au Moyen Age, dans la répartition ternaire de l’homme en corps-âme-esprit (corpus-anima-spiritus et autres noms) . L’esprit y engendre l’âme qui anime le corps, le corps exprime l’âme qui le pénètre et se trouve centré par l’esprit résidant symboliquement dans le coeur, foyer de la personnalité. Cette conception fut largement acceptée dans les premiers siècles du christianisme, puis abandonnée. Une telle répartition ternaire du microcosme et du macrocosme, qu’on trouve dans le bouddhisme, a été celle de l’Occident guidé par la redécouverte de la philosophie d’Hermès Trismégiste lors de la Renaissance. Point de corps isolé, ni méprisé, ni surévalué, la juste appréciation, qui faisait dire à saint Paul: « Ne savez vous pas que votre corps est le temple du Saint-Esprit qui est en vous? » (I Cor. 6, 19).

Le bouddhisme subordonne, quant à lui, l’utilisation du corps à la fin dernière de l’homme, c’est-à-dire l’éveil, l’illumination, la libération, le nirvâna: « Dans ce même corps sensible, haut de six pieds, je postule le monde, l’apparition du monde, la cessation du monde, et le sentier menant à la cessation du monde » Selon ce texte canonique, c’est en nous-mêmes qu’ici et maintenant doit être réalisée la cessation du monde, c’est-à-dire de l’illusion, par l’affranchissement des dualités du désir la répulsion nourries par l’ignorance, affranchissement qui définit le nirvâna.

Dans ce corps même se déroule le processus. « La seule façon d’atteindre la pureté, de surmonter le chagrin, de faire cesser la peine et la douleur, d’ouvrir l’accès au vrai chemin de la réalisation du nirvâna, se trouve dans les quatre attentions fondamentales. En elles, le disciple vit dans la contemplation du corps » La première attention fondamentale concerne le corps lui-même, les trois autres concernent les sensations, la conscience et les objets mentaux. Le canon insiste fréquemment sur la nécessité de leur contemplation. « Quiconque, ô moines, a développé et pratiqué fréquemment l’attention au corps, y trouve incluses toutes les choses bienfaisantes qui conduisent à la sagesse. » Les principes de la méditation bouddhique, qui comporte deux grandes familles de techniques, marquent précisément le rôle du corps et des sens.

LA VOIE DE LA CONCENTRATION

Le premier courant, appelé voie de la tranquillité (samatâ), ou de la concentration (samâdhi), a pour caractéristique générale d’amener progressivement la conscience à ce mode de fonctionnement composé et concentré, à partir de sujets d’observation très divers, qui définissent plusieurs types de pratique. Le point important est que la concentration de plus en plus intense amène dans des états de conscience inconnus de l’homme ordinaire, dénommés jhâna en pâli et dhyâna en sanskrit, bien connus des contemplatifs de toutes les traditions, particulièrement du fonds commun du yoga hindou, dont ils sont tirés. On peut traduire le terme par « extase », si l’on insiste sur leur aspect extraordinaire de sortie hors du corps et du mental grossier, ou « enstase », avec Mircea Eliade si l’on met l’accent sur le retour dans un mode essentiel de fonctionnement, opposé à la dispersion chaotique qui caractérise le flux mental de l’homme ordinaire. C’est cette voie qui amène éventuellement à la révélation, des pouvoirs supranormaux. On peut la schématiser en disant, qu’elle consiste à fixer toute l’activité mentale de façon soutenue sur un seul objet, à l’exclusion de tous les autres. Elle conduit donc à ne plus percevoir les sensations corporelles et les informations sensorielles. Son aboutissement ultime est le ralentissement extrême, voire l’arrêt temporaire quasi complet des fonctions corporelles.

[…]

LA VOIE DE LA VISION PENETRANTE

La deuxième famille, appelée voie de la vision pénétrante (vipayâna), qui seule est propre au bouddhisme, pénètre l’essence des phénomènes impermanents, insatisfaisants et dénués de nature propre, tels que les voit le Bouddha, pour s’en libérer en dépassant les attachements et identifications qui nous ont aliénés. Cette pénétration intuitive par la sagesse (prajnâ) nécessite, pour être efficace, un degré minimum de stabilité et de tranquillité mentale, donc une pratique préalable de la concentration, atteignant le niveau de l’entrée dans le premier dhyâna, où la persistance de la sagesse discriminative permet encore l’exercice de la vision juste des phénomènes.

C’est justement pour cette pratique basique de l’attention et de la concentration que le corps constitue un support privilégié. Parmi les nombreuses techniques possibles le concernant, nous ne décrirons que la plus simple, qui constitue ce que la voie des Anciens, le Theravâda, appelle la « contemplation du corps » (kâyânupassanâ), et ce que le Soto Zen japonais dénomme Shikantaza – terme associant de façon indissoluble shi, le calme de l’esprit, et kan, sa vision pénétrante. L’objet de la méditation est ainsi le corps lui-même, dans toutes ses postures et activités. Il n’y a là rien qui prête aux envolées spéculatives ou aux imaginations grandioses. Nous sommes ramenés aux sensations fondamentales, aux gestes quotidiens, et sommes invités à enraciner le sublime dans le balayage, l’épluchage des légumes ou le sciage du bois, ce qui leste solidement les méditants tentés par la mystique nuageuse et l’évasion éthérée. Le méditant se garde pleinement conscient et attentif, d’une part dans les quatre postures fondamentales: debout, assis, couché, marchant; d’autre part; dans les actes de la vie quotidienne par exemple, et énumérés dans le désordre: se laver, s’habiller, déféquer, parler, se taire, avoir des rapports sexuels, travailler, se reposer, conduire sa voiture, attendre, etc.

Dans tous ces cas, la position de la conscience doit être celle d’une observation attentive et ininterrompue, ouverte à tout ce qui se présente, sans choix ni exclusion (à la différence de la conscience concentrée), lucide et désintéressée, appliquée à ce que l’acte soit seulement ce qu’il doit être et rien de plus. La perfection formelle de l’acte est évidemment souhaitable, ainsi que son adéquation aux exigences de temps et de lieu, à condition que l’état mental et spirituel qui l’accompagne et le conditionne soit celui du désintéressement. L’acte « pur », dans tous les sens du mot pur, est celui qui s’accomplit dans le calme et la transparence du mental, sans ces parasites que sont les anticipations, regrets, commentaires, cogitations, imaginations, émotions, etc., qui accompagnent et déforment l’action ordinaire, la transformant bien souvent en agitation. L’action véritable est effectuée sans souci de sa réussite, sans remords de ses imperfections éventuelles, sans préoccupations touchant ses conséquences lointaines. Le présent de l’acte suffit, le passé n’est plus et l’avenir n’est pas encore.

[…]  »

Les chemins du corps
pp. 124-139

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