Le corps et l’expérience vécue
Publié le 09 juillet 2004
Selon Francisco Varela, au vu de l’évolution des sciences cognitives et des neurosciences, la prise en compte de l’expérience humaine et son exploitation va devenir essentielle aux investigations scientifiques. Cette nécessité va donner lieu à l’établissement de passerelles entre la tradition scientifique et les traditions spirituelles orientales.
EXPERIENCE VECUE ET PRATIQUE
Auparavant, je voudrais préciser ce que j’entends par expérience vécue et comment, par la méditation bouddhiste telle qu’elle m’a été enseignée, on essaye d’explorer cette expérience
vécue. Cette précision est nécessaire car il y a plusieurs « écoles » ou « tendances » de méditation; le terme n’est donc pas sans équivoques. Cette distinction prendra son importance quand nous aborderons l’acte III.
L’enseignement bouddhiste que j’ai surtout pratiqué est celui de la tradition du bouddhisme tibétain, et plus particulièrement celle des enseignements Nyigma et Kagypua. Cette tradition prend pour fondement principal un fait que l’on retrouve également en Occident dans la tradition philosophique de la phénoménologie. Ce fait essentiel est de constater que, dans la vie normale, habituelle, ordinaire, il y a un manque d’éveil et de présence dans les expériences que nous vivons, qu’elles soient du domaine de l’émotionnel, de la sensorialité, de la mémoire ou autres encore. C’est justement cet état que les phénoménologues, comme Husserl, ont nommé attitude naturelle, et qui est d’appréhender le monde comme quelque chose d’évident, d’immédiatement « donné ». Toute l’attitude des phénoménologues consiste à regarder ce comportement naturel comme une forme d’aveuglement et d’obstacle à la perception profonde de l’expérience dans toutes ses modalités (sensorielles, émotionnelles, pensées).
Ce constat fait par la tradition phénoménologique résonne énormément avec le coeur du message du Bouddha, qui est de cultiver et de devenir expert, très souple dans un geste ou un acte. Les phénoménologues appelaient cela la « réduction ». c’est-à-dire la suspension de ce comportement naturel, afin de pouvoir apprécier la densité et la profondeur de l’expérience, immédiate. L’expérience vécue peut être précisément définie dans ce cadre: c’est l’expérience, mais « révélée par la réduction.
Réduction veut donc essentiellement dire arrêt de tout l’automatisme habituel, de tous les flux, de toute la continuité de l’activité mentale, pour faire en sorte que l’expérience redevienne brillante, fraîche et neuve. C’est cela qu’exprimait Husserl quand il caractérisait la tradition phénoménologique comme étant le fait de « revenir aux choses mêmes » ; ce qui ne doit pas être compris comme étant une sorte d’objectivisme étrange, mais plutôt comme le fait de laisser l’expérience redevenir épaisse et pleine. Cela n’est rendu possible que par ce geste de réduction, de suspension de l’activité mentale associative.
SCIENCES COGNITIVES. ACTE III:
DE L’INCARNATION À L’EXPÉRIENCE
On assiste donc à une véritable renaissance du problème de l’incarnation, mais aussi de celui de la conscience. Et alors, on passe à l’acte III, où il n’est pas seulement question de remplacer la métaphore interne-externe par une autre métaphore qui est l’incarnation active. Si on retient l’hypothèse que l’incarnation est une source fondamentale de la construction du mental, alors on ne peut plus faire l’économie de l’étude de l’expérience humaine en tant que telle, avec son intériorité, sa subjectivité.
Que peuvent dire les sciences cognitives de l’expérience humaine en tant qu’expérience subjective, en tant que phénomène unique à l’intériorité de l’homme? (Et je ne parle pas encore du vécu au sens du méditant.)
Peut-être cela vous étonnera-t-il, mais cette remontée, ce renforcement, cette renaissance de la discussion du problème de la conscience est très récent puisque cela remonte à quatre ou cinq ans. Avant, si on abordait lors d’un débat scientifique le problème de la conscience, cela faisait figure d’hérésie. Ce n’était pas du tout un thème scientifique, il ne fallait pas poser ce genre de question. On pouvait en parler après, pendant les moments de détente en prenant un café. Tout le monde s’y intéressait mais jamais, dans un colloque scientifique ou une réunion traitant des neurosciences ou des sciences cognitives, on ne trouvait de sessions consacrées aux rapports entre le corps, les mécanismes cérébraux et la conscience. Or cette attitude a brutalement changé ces dernières années. Il se produit actuellement une véritable explosion d’ouvrages qui traitent le problème de la conscience. L’autre jour, il y a eu par exemple, dans le journal Libération, un long entretien avec l’un de ces convertis au problème de la conscience, le philosophe cognitiste américain John Searle.
II existe au moins une douzaine d’ouvrages récents qui traitent le problème de la conscience, mais, ce qu’il est important de souligner, c’est que tous ces ouvrages sans exception essayent d’appréhender le phénomène de la conscience comme attitude naturelle. Ils présentent la conscience comme une sorte d’espace interne où prend place la subjectivité, espace qui est le lieu d’une certaine intériorité, ou subjectivité qui offre la possibilité d’une exploration de l’expérience. Mais on ne parle pas d’un passage de l’attitude naturelle vis-à-vis de l’expérience vers une autre attitude permettant de s’ouvrir à l’expérience vécue.
Dans l’acte III entre donc en scène la subjectivité, qu’il est devenu possible d’évoquer. Mais si vous lisez ces ouvrages, vous comprendrez que la notion de subjectivité y est très appauvrie car elle est assimilée à une sorte de témoin intérieur plus ou moins inefficace. Au mieux, comme l’explique Daniel Dennet dans son livre dont le titre très modeste est La conscience expliquée, la subjectivité est conçue comme la capacité de voir la richesse narrative intérieure, un contenu de vie personnel qu’il nomme justement « la théorie des brouillons multiples de 1a conscience ». Jamais dans l’un de ces ouvrages il n’est fait référence à un aspect non « donné » de l’expérience, ni à une possibilité d’exploration par une pratique de réduction telle que la présence attentive. Or la subjectivité n’est pas seulement celle d’un sujet qui a une histoire et une sorte de conscience floue c’est aussi le lieu d’accueil d’une expérience d’une grande profondeur qui ne peut être vécue et atteinte que par une pratique, personnelle soutenue et disciplinée.
La tradition scientifique a fait beaucoup de chemin puisqu’elle n’exclut plus l’expérience humaine de son champ d’investigation; mais sa conception de l’expérience humaine reste encore très limitée. C’est ce que j’ai montré dans mon livre, intitulé L’inscription corporelle de l’esprit, sciences cognitives et expérience humaine. Toutes les potentialités de transformation de l’expérience restent encore en dehors de la science. Mais je voudrais pour terminer prendre le pari suivant : dans les années à venir, la prise en compte de l’expérience humaine et l’exploitation de son potentiel de transformation vont devenir non seulement nécessaires aux investigations scientifiques, mais véritablement essentielles. Et voici pourquoi. Dans mon laboratoire à Paris, je mène des expériences avec des animaux et des humains. Nous utilisons du matériel permettant de faire de l’imagerie cérébrale pour trouver des corrélations corporelles liées, par exemple, au phénomène de la prise de conscience, activité mentale très fréquente dans la vie courante, voire même centrale pour l’homme: « Soudain, je me rends compte que… »
Il y a quelques années, cette question n’aurait pas pu être étudiée. Elle constitue pourtant une question très précise qui est loin d’être anodine. La capacité de « se rendre compte » dépend beaucoup du niveau de présence attentive de la personne qui est en train de participer à l’expérience. Autrement dit, lors des manipulations, il est nécessaire de distinguer les personnes qui agissent avec une attitude naturelle de celles qui ont suivi un chemin de pratique et d’entraînement à la présence attentive. Ces deux catégories donneront des résultats différents !
Le travail personnel sur l’approche de l’expérience et la subjectivité ne peut plus rester extérieur au domaine de la recherche scientifique.
Là se situe un potentiel véritablement révolutionnaire venant de toutes les traditions contemplatives qui constituent l’héritage de humanité. Ces traditions ne pourront plus être considérées comme des démarches en marge de la science; elles entreront interaction avec elles, philosophiquement mais également concrètement. Ce besoin d’interaction est d’ailleurs réciproque.
Les traditions contemplatives vont pouvoir éclaircir, grâce à la science, certains points dont personne n’a encore la moindre idée. Les scientifiques ont été formés sur la base des meilleures méthodes d’investigation scientifique, mais celles-ci ne prennent pas du tout en compte les méthodes pragmatiques sur le vécu.
Les transformations subjectives vont constituer l’aspect pragmatique de la démarche expérimentale. Autrement dit, je pense que les scientifiques cognitifs et les neuroscientifiques de l’avenir devront être entraînés non seulement aux méthodes expérimentales mais également aux pratiques de méditation ou autre discipline équivalente. Cette dimension de l’expérience humaine devra être prise en compte.EXPERIENCE VECUE ET PRATIQUE
Auparavant, je voudrais préciser ce que j’entends par expérience vécue et comment, par la méditation bouddhiste telle qu’elle m’a été enseignée, on essaye d’explorer cette expérience
vécue. Cette précision est nécessaire car il y a plusieurs « écoles » ou « tendances » de méditation; le terme n’est donc pas sans équivoques. Cette distinction prendra son importance quand nous aborderons l’acte III.
L’enseignement bouddhiste que j’ai surtout pratiqué est celui de la tradition du bouddhisme tibétain, et plus particulièrement celle des enseignements Nyigma et Kagypua. Cette tradition prend pour fondement principal un fait que l’on retrouve également en Occident dans la tradition philosophique de la phénoménologie. Ce fait essentiel est de constater que, dans la vie normale, habituelle, ordinaire, il y a un manque d’éveil et de présence dans les expériences que nous vivons, qu’elles soient du domaine de l’émotionnel, de la sensorialité, de la mémoire ou autres encore. C’est justement cet état que les phénoménologues, comme Husserl, ont nommé attitude naturelle, et qui est d’appréhender le monde comme quelque chose d’évident, d’immédiatement « donné ». Toute l’attitude des phénoménologues consiste à regarder ce comportement naturel comme une forme d’aveuglement et d’obstacle à la perception profonde de l’expérience dans toutes ses modalités (sensorielles, émotionnelles, pensées).
Ce constat fait par la tradition phénoménologique résonne énormément avec le coeur du message du Bouddha, qui est de cultiver et de devenir expert, très souple dans un geste ou un acte. Les phénoménologues appelaient cela la « réduction ». c’est-à-dire la suspension de ce comportement naturel, afin de pouvoir apprécier la densité et la profondeur de l’expérience, immédiate. L’expérience vécue peut être précisément définie dans ce cadre: c’est l’expérience, mais « révélée par la réduction.
Réduction veut donc essentiellement dire arrêt de tout l’automatisme habituel, de tous les flux, de toute la continuité de l’activité mentale, pour faire en sorte que l’expérience redevienne brillante, fraîche et neuve. C’est cela qu’exprimait Husserl quand il caractérisait la tradition phénoménologique comme étant le fait de « revenir aux choses mêmes » ; ce qui ne doit pas être compris comme étant une sorte d’objectivisme étrange, mais plutôt comme le fait de laisser l’expérience redevenir épaisse et pleine. Cela n’est rendu possible que par ce geste de réduction, de suspension de l’activité mentale associative.
SCIENCES COGNITIVES. ACTE III:
DE L’INCARNATION À L’EXPÉRIENCE
On assiste donc à une véritable renaissance du problème de l’incarnation, mais aussi de celui de la conscience. Et alors, on passe à l’acte III, où il n’est pas seulement question de remplacer la métaphore interne-externe par une autre métaphore qui est l’incarnation active. Si on retient l’hypothèse que l’incarnation est une source fondamentale de la construction du mental, alors on ne peut plus faire l’économie de l’étude de l’expérience humaine en tant que telle, avec son intériorité, sa subjectivité.
Que peuvent dire les sciences cognitives de l’expérience humaine en tant qu’expérience subjective, en tant que phénomène unique à l’intériorité de l’homme? (Et je ne parle pas encore du vécu au sens du méditant.)
Peut-être cela vous étonnera-t-il, mais cette remontée, ce renforcement, cette renaissance de la discussion du problème de la conscience est très récent puisque cela remonte à quatre ou cinq ans. Avant, si on abordait lors d’un débat scientifique le problème de la conscience, cela faisait figure d’hérésie. Ce n’était pas du tout un thème scientifique, il ne fallait pas poser ce genre de question. On pouvait en parler après, pendant les moments de détente en prenant un café. Tout le monde s’y intéressait mais jamais, dans un colloque scientifique ou une réunion traitant des neurosciences ou des sciences cognitives, on ne trouvait de sessions consacrées aux rapports entre le corps, les mécanismes cérébraux et la conscience. Or cette attitude a brutalement changé ces dernières années. Il se produit actuellement une véritable explosion d’ouvrages qui traitent le problème de la conscience. L’autre jour, il y a eu par exemple, dans le journal Libération, un long entretien avec l’un de ces convertis au problème de la conscience, le philosophe cognitiste américain John Searle.
II existe au moins une douzaine d’ouvrages récents qui traitent le problème de la conscience, mais, ce qu’il est important de souligner, c’est que tous ces ouvrages sans exception essayent d’appréhender le phénomène de la conscience comme attitude naturelle. Ils présentent la conscience comme une sorte d’espace interne où prend place la subjectivité, espace qui est le lieu d’une certaine intériorité, ou subjectivité qui offre la possibilité d’une exploration de l’expérience. Mais on ne parle pas d’un passage de l’attitude naturelle vis-à-vis de l’expérience vers une autre attitude permettant de s’ouvrir à l’expérience vécue.
Dans l’acte III entre donc en scène la subjectivité, qu’il est devenu possible d’évoquer. Mais si vous lisez ces ouvrages, vous comprendrez que la notion de subjectivité y est très appauvrie car elle est assimilée à une sorte de témoin intérieur plus ou moins inefficace. Au mieux, comme l’explique Daniel Dennet dans son livre dont le titre très modeste est La conscience expliquée, la subjectivité est conçue comme la capacité de voir la richesse narrative intérieure, un contenu de vie personnel qu’il nomme justement « la théorie des brouillons multiples de 1a conscience ». Jamais dans l’un de ces ouvrages il n’est fait référence à un aspect non « donné » de l’expérience, ni à une possibilité d’exploration par une pratique de réduction telle que la présence attentive. Or la subjectivité n’est pas seulement celle d’un sujet qui a une histoire et une sorte de conscience floue c’est aussi le lieu d’accueil d’une expérience d’une grande profondeur qui ne peut être vécue et atteinte que par une pratique, personnelle soutenue et disciplinée.
La tradition scientifique a fait beaucoup de chemin puisqu’elle n’exclut plus l’expérience humaine de son champ d’investigation; mais sa conception de l’expérience humaine reste encore très limitée. C’est ce que j’ai montré dans mon livre, intitulé L’inscription corporelle de l’esprit, sciences cognitives et expérience humaine. Toutes les potentialités de transformation de l’expérience restent encore en dehors de la science. Mais je voudrais pour terminer prendre le pari suivant : dans les années à venir, la prise en compte de l’expérience humaine et l’exploitation de son potentiel de transformation vont devenir non seulement nécessaires aux investigations scientifiques, mais véritablement essentielles. Et voici pourquoi. Dans mon laboratoire à Paris, je mène des expériences avec des animaux et des humains. Nous utilisons du matériel permettant de faire de l’imagerie cérébrale pour trouver des corrélations corporelles liées, par exemple, au phénomène de la prise de conscience, activité mentale très fréquente dans la vie courante, voire même centrale pour l’homme: « Soudain, je me rends compte que… »
Il y a quelques années, cette question n’aurait pas pu être étudiée. Elle constitue pourtant une question très précise qui est loin d’être anodine. La capacité de « se rendre compte » dépend beaucoup du niveau de présence attentive de la personne qui est en train de participer à l’expérience. Autrement dit, lors des manipulations, il est nécessaire de distinguer les personnes qui agissent avec une attitude naturelle de celles qui ont suivi un chemin de pratique et d’entraînement à la présence attentive. Ces deux catégories donneront des résultats différents !
Le travail personnel sur l’approche de l’expérience et la subjectivité ne peut plus rester extérieur au domaine de la recherche scientifique.
Là se situe un potentiel véritablement révolutionnaire venant de toutes les traditions contemplatives qui constituent l’héritage de humanité. Ces traditions ne pourront plus être considérées comme des démarches en marge de la science; elles entreront interaction avec elles, philosophiquement mais également concrètement. Ce besoin d’interaction est d’ailleurs réciproque.
Les traditions contemplatives vont pouvoir éclaircir, grâce à la science, certains points dont personne n’a encore la moindre idée. Les scientifiques ont été formés sur la base des meilleures méthodes d’investigation scientifique, mais celles-ci ne prennent pas du tout en compte les méthodes pragmatiques sur le vécu.
Les transformations subjectives vont constituer l’aspect pragmatique de la démarche expérimentale. Autrement dit, je pense que les scientifiques cognitifs et les neuroscientifiques de l’avenir devront être entraînés non seulement aux méthodes expérimentales mais également aux pratiques de méditation ou autre discipline équivalente. Cette dimension de l’expérience humaine devra être prise en compte. »
Les chemins du corps
pp. 110-123