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Le corps propre : phénoménologie et neurosciences

par Jean-Luc Petit | Publié le 06 mai 2004

Reconnaître que la forme du corps résulte de l’usage qui est fait de celui ci, c’est affirmer que l’architecture fonctionnelle n’est ni prédéterminée, ni figée, et qu’elle se remodèle en permanence afin d’intégrer les effets de l’action exercée sur le corps. Cette approche pourrait procurer au yoga une base neutre par rapport aux croyances.

[…]
 » La découverte des propriétés fonctionnelles des cartes somatotopiques cérébrales (cortex rolandique, thalamus, cervelet…) : plasticité permanente, modulation par l’expérience, influence de l’attention et de l’intention, de l’usage d’outil, mémorisation d’apprentissage, récupération fonctionnelle ou désadaptation fonctionnelle (anomalie du schéma corporel des cérébrolésés, membre fantôme des amputés)… renouvelle la notion de corps propre en phénoménologie (Husserl), dans la mesure où elle résoud l’opposition corps propre – corps physique grâce à l’interposition de cette dynamique de l’architecture fonctionnelle entre la structure anatomique (physique) et le flux des vécus de l’expérience du sujet incarné.

[…]

Que le corps se façonne par sa propre activité autonome au lieu que cette activité se réduise à la représentation passive de sa forme physique génétiquement prédéterminée apporte une validation à la phénoménologie de Husserl. Pour Husserl (Merleau-Ponty, Ricœur…), le corps n’est pas chose physique enfermant un esprit pensant. Le corps possède un sens d’être pour celui dont il est le « corps propre ». Ce sens d’être n’est pas une propriété objective que ce corps devrait à une grâce de la nature (évolution ou génétique).
C’est une formation de sens issue d’une activité constituante que l’agent lui-même accomplit dans l’actualité de chaque vécu, et qu’il renouvelle dans tout son cours d’expérience.
En raison même de son caractère de quasi-spontanéité, ou autonomie, l’émergence corrélative des groupes neuronaux dans le « cortex» du réseau de neurones et des champs récepteurs neuronaux sur la matrice des capteurs de la « peau » du même réseau est la meilleure analogie qu’on puisse trouver, dans la science «naturaliste » actuelle, de la constitution transcendantale du corps propre en phénoménologie (génétique). L’usage des mains me donne (en un certain sens) mon corps. Mais en quel sens, précisément? D’après les manuscrits tardifs de Husserl, la mise en oeuvre réglée des kinesthèses (objectivantes) tactiles et des kinesthèses motrices (désobjectivantes) est l’opération constituante par laquelle seule j’acquiers le sens d’être (et, de là, la conscience) de mon corps, à la fois comme un corps objet de perception sensorielle parmi les autres et comme l’organe unique de mes mouvements volontaires. Le premier groupe de kinesthèses constitue en son fonctionnement une surface continue fermée qui prend pour moi le sens d’être : « ma peau » ; le deuxième remplit cette surface d’une matière subjectivement animée qui prend pour moile sens d’être: « ma chair ». Ni ma peau, ni ma chair n’ont a priori quelque chose à voir avec « cette masse de chairs et d’os que j’appelle mon corps (Descartes) ». Ils sont essentiellement produits d’une constitution, en l’occurrence, une auto-constitution active de l’organisme vivant en tant qu’auto-organisateur, en constante réadaptation à son contexte, façonné par sa propre histoire. Un organisme qui (comme d’éminents physiologistes l’ont dit en des termes étonnamment phénoménologiques) « fait effort vers le sens » (Bartlett, cité par Barlow, 1985, p. 121), qui « choisit d’un moment à l’autre l’être qu’il sera » (Merzenich et de Charms, 1995, p. 76). Ironiquement, en accordant (pour de pures raisons pratiques de commodité d’accès, je présume) aux mains, en tant que surfaces sensibles et organes moteurs, le privilège d’un modèle de la morphogenèse des cartes somatotopiques, les neurosciences sans le savoir – mais guidées par une sûre intuition de la spontanéité morphogénétique du vivant – ont remis à l’ordre du jour l’analyse, par Husserl et Merleau-Ponty, du célèbre exemple: « de ma main droite je tâte ma main gauche, laquelle de passivement touchée devient à son tour activement touchante, etc. »

Cette improbable rencontre entre une neurodynamique (encore en gestation, en dépit des perspectives prometteuses ouvertes par le «cinéma cérébral ») et une phénoménologie génétique (malheureusement remisée dans le secteur des études historiques) témoigne au moins d’une opportunité de briser le cercle magique de la représentation qui retient encore les neurosciences cognitives prisonnières du paradigme du cerveau mécanique et du corps intellectualisé en représentation. À quoi tient cette opportunité ? Au fait que l’émergence à partir du fonctionnement d’un système dynamique et la constitution sur la base des activités kinesthésiques de l’organisme sont (pour celui qui se situe dans le contexte même du flux d’expérience et non dans une position d’observateur extérieur) d’authentiques commencements, effets sans causes, origines absolues. Car, en effet, pour le vivant pris dans l’immanence de son expérience, il n’y a pas quelque chose de tel que le corps physique ou anatomique à représenter qui précéderait dans l’être sa représentation, laquelle viendrait après coup en reproduire quelque part en lui l’image cartographique. La forme signifiante, le sens d’être du corps surgit de son propre usage auto-donateur de sens. Le corps propre n’est pas plus la représentation du corps physique que le corps fonctionnel n’est la représentation du corps anatomique. Le vrai rapport est inverse : en premier lieu vient le corps propre, forme de l’expérience subjective du vécu intime du corps fonctionnel d’un vivant. Quant au corps anatomique ou physique, c’est un produit ultérieurement constitué de l’objectivation scientifique, produit constitué, de surcroît, dans un contexte paradigmatique de science déterministe classique, science d’objets permanents substrats fixes de propriétés toujours strictement localisables: propriétés physiques, propriétés fonctionnelles, propriétés mentales. »[…]

Revue Française de Yoga, n°29, « De la relation corps-esprit » , janvier 2004, pp.33-60

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