Le Monde du Yoga

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Le feu intérieur

Publié le 30 septembre 2003

Le poète comme le prophète sont des individus à part parce qu’ils brûlent d’un feu intérieur particulièrement ardent. Cette énergie spirituelle fait d’eux des êtres hyperlucides, porteurs de la mémoire des hommes. Mais des êtres brûlants, qui tiennent les tièdes à distance parce que ce feu intérieur qui les ravage semble folie.

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LE CORPS: UNE RÉALITÉ ORGANISÉE, UN TOUT

Le Yoga nous introduit au problème de l’énergie organique, qui concerne chacun au plus haut point, puisque tout homme est un vivant, et, parmi les vivants, le seul capable de prendre conscience de sa propre énergie. Mais cette question est inséparable de celle des rapports de l’âme et du corps. Or, ces terme mêmes d’âme et de corps nous entraînent dans une impasse philosophique. Il nous semble, en effet, que l’âme est tellement conjointe au corps que l’on ne peut en aucune façon les considérer comme deux réalités distinctes. Qu’entend-on donc par âme ou par corps? Le second est un terme issu du latin corpus, lointaine transcription du grec, qui lui, a deux mots pour désigner cette réalité: soma et sarx. L’intérêt de cette distinction est de révéler la présence d’une équivoque dans le mot corps. Celle-ci est à l’origine de l’impasse philosophique. Soma est le tout organique, organisé par un principe vital que l’on peut appeler l’âme, autrement dit c’est le corps vivant. C’est pourquoi le terme de psychosomatique est pléonastique puisqu’il se compose du terme psyché, qui fait référence à une réalité animante, et du terme soma qui sous-entend déjà la présence d’une force animante à l’oeuvre. Sarx au contraire, c’est le corps mort, le cadavre, la matière organique prête à se décomposer. Il désigne, en médecine, les excroissances cancéreuses, c’est-à-dire des cellules qui ont perdu leur identité et ne se sentent plus faire partie d’un tout: on parle de « sarcomes ».

Ici c’est précisément au soma que nous nous intéressons, avec ses deux aspects, les deux regards que l’on peut porter sur lui: l’un, plus spirituel, qui cherche en lui le principe animique, l’autre, attaché au côté matériel. Mais ces deux regards se portent sur une même réalité, qui reste une et indivisible. Le corps est à la fois une réalité organisée et un « tout » terme un peu confus que l’on emploie volontiers aujourd’hui sous sa forme grecque holos, d’où nous avons fait « balistique ». L’Inde a deux mots pour dire « tout » : vishva, la collection des parties, et sarva, le tout en tant que réalité, unité nouvelle, vivante, capable de développer la conscience, d’être auto-conscience. Or, la collection des parties ne fait pas le tout. On se trouve d’un côté en présence de parties, matériellement, parfaitement repérables, mais dont les connexions restent toujours du domaine subtil, et de l’autre, en présence d’une réalité d’ordre logique. L’information seule permet de passer de l’une à l’autre. Ainsi, l’ensemble des pièces détachables nécessaires à la confection d’un réveil-matin, ne suffira jamais à faire un réveil-matin sans la notice qui organise leur coordination.
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La science a établi récemment que toute hormone véhicule un message et que le système endocrinien est à la fois émetteur et récepteur de ces messages. Henri Laborit a pu ainsi parler d’un corps qui est « structure-information ». L’expression « corps subtil » ne doit pas évoquer une espèce d' »ectoplasme floconneux », tel qu’il surgit dans des séances de métapsychique, mais ce corps des informations qui nous constitue en tant qu’organisme vivant. De sorte que les problèmes de santé ne relèveraient pas tant de dysfonctions organiques caractérisées par la dégénérescence ou le traumatisme de certains organes, que d’une perte ou d’un mauvais décodage de l’information. […]

C’est dans la perspective d’un corps conçu à la fois comme une réalité organisée et un tout, que peut être abordé le problème de l’énergie manifestée par le feu intérieur.
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Le feu intérieur est un symbole. Or, si le concept est pensé, le symbole, lui, donne à penser: un concept mathématique, en effet s’il est correctement défini, est opératif; véhiculé de personne à personne, il devient un instrument toujours à disposition. Le symbole, quant à lui, nous renvoie à nous-mêmes: il est caractérisé par la présence d’une charge énergétique, sémantique, très forte qu’il appartient de découvrir. Son statut est tout fait particulier: il présente un passé et un futur; il nous renvoie à notre propre passé et à notre avenir, à notre ascendance génétique même.Il existe donc une racine phylogénétique du symbole, c’est-à–dire une mémoire très ancienne, qui dépasse notre propre existence et d’où vient toute sa force, car la découverte de ces traces mémorielles génère en nous une énergie. Parallèlement, le symbole engage l’avenir, car son impact sur un sujet modifie le comportement et la vision du monde de celui-ci, et par conséquent ce qui est susceptible de lui advenir. De sorte que sous l’apparence d’une information discrète et timide, puisqu’il n’impose rien comme le concept, il est capable de nous ouvrir les portes de notre passé et de notre avenir. Afin de mieux percevoir la portée réelle du symbole -et particulièrement du symbolisme de feu intérieur- nous nous proposons de l’étudier dans trois traditions différentes: indienne, mexicaine et judéo-chrétienne.

La richesse du vocabulaire sanskrit de l’énergie

En Inde, la notion d’énergie est définie par différents termes. […]

Tejas est un mot issu de la racine TIJ- qui désigne un objet long et pointu, la flèche; les flèches anciennes étant munies d’une pointe en silex taillé, le tejas a pu désigner l’éclair, la pierre foudre qui renferme le feu, de sorte qu’ici la flèche n’apparaît plus tant comme un engin meurtrier que comme un support de la lumière. Cette tendance se confirme dans le passage à l’abstraction. Le tejas y perd toute signification meurtrière au profit de la notion de lumière: c’est la lumière qui rayonne, recrée et transforme -non pas seulement une lumière perceptible par notre fenêtre optique, mais aussi bien un infra-rouge ou un ultra-violet, ou tout autre rayon dont nos sens ne retiennent aucune impression. Mais le tejas renvoie autant à la lumière matérielle que spirituelle; cette dernière est alors très tranchante et pénètre non pour tuer mais pour dis-cerner.

La seconde partie du grand mantra de la Brihad Aranyaka Upanishad est tamas joti gamaia. Le tamas désigne non seulement l’obscurité mais l’inertie, l’obscurantisme, le découragement, le refus de connaître, l’enfermement solitaire et la dégradation psychique. Le tamas est l’effondrement intérieur, la « combustion noire », selon le vocabulaire des alchimistes, qui signifiaient par là un feu né d’une braise et qui se consume dans une combustion sans flamme. Le joti, lumière jaillissante, rejoint en ce sens le tejas: il s’agit d’une énergie de la divinité, lumière au rayonnement transformateur.

Enfin, les Indiens parlaient également de tapas, découverte de l’ardeur intérieure. Ce terme par lequel ils désignaient anciennement le Yoga eut moins de succès en philosophie.
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Les êtres embrasés de la tradition mexicaine

La civilisation américaine a été récemment réactualisée par les livres de Carlos Castaneda, en particulier, pour notre sujet, « Le feu du dedans ».Sa théorie de la perception est indissociable de ce que l’on pourrait appeler une théorie de la création: les êtres, dans le langage très imagé des sages toltèques anciens, apparaissent sous la forme de « cocons » lumineux tissés de « fibres  » de conscience, dont certaines sont réveillées dès la naissance, alors que d’autres demeurent indéfiniment inertes. Il y a donc en l’homme des pouvoirs qui sommeillent; il est comme un champ traversé par un rayonnement et qui n’est que partiellement utilisé, un espace intérieur aux multiples fibres. […]

Le poète et le prophète, des hommes ardents

La tradition prophétique, dans le judaïsme et le christianisme, et en partie dans l’islam, surtout iranien, est extrêmement attachée à la définition du symbole comme ce qui donne à penser comme instant, point de symétrie entre d’une part un passé ancien et un avenir d’autre part. On peut ainsi dire que le poète et le prophète sont parents, car si leurs fonctions sont diverses, ils procèdent l’un et l’autre d’un genre de connaissance symbolique. En véritables alchimistes, il leur est donné de traiter, dans la mémoire phylogénétique ancienne du monde, le minerai des simples souvenirs, pour en extraire l’or pur de la souvenance. Le poète ou le prophète est celui qui se voue de toute son âme au traitement de la mémoire immémoriale des hommes, pour en tirer une multiplicité d’éclats permettant à l’homme de repenser sa vie présente et d’envisager son avenir.

Un poème de l’intemporel du poète allemand Hölderlin, intitulé Souvenir, décrit la mission du poète. Celui qui s’est enfoncé ainsi dans le passé ne peut qu’être brûlé par la réalité qu’il y a découverte, mais ce même feu qui le consume et le détruit est capable de réveiller la vigilance du lecteur. Hölderlin est mort fou. […] ”

Revue Française de Yoga, n°15, « L’énergie en question », janvier 1997, pp. 199-212.

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