Le Guru
Publié le 18 septembre 2003
Le guru a sur son disciple un ascendant psychologique extrêmement fort, au point de lui faire carrément violence. Une telle violence est destinée à détruire le petit moi intérieur du disciple, car il n’est qu’illusion. Elle est nécessaire et rédemptrice, et se révèle en fait force d’amour. La force du maître suscite et encadre l’effort de l’élève.
« […] De semailles en moissons, le disciple, comme une graine, se voit entraîné par la relation au guru, dans un processus d’évolution aux étapes initiatiques, pour peu qu’il manifeste profondément le désir de trouver une réponse au questionnement intérieur. La voie du guru, il est vrai, est étroite, pointue, bref, extraordinairement rude. Mais ce processus ne démarrera et ne continuera que dans des conditions très précises: la totale disponibilité du disciple à cet « événement-avènement », et la force de sa volonté. Dans le cas inverse, soit la rencontre profonde n’aura pas lieu, soit le départ prématuré du disciple y mettra un terme.
Tout chemin de connaissance est un Yoga, dans le sens qu’il relie l’être d’un point de départ ALPHA, à un point d’arrivée OMEGA, et qu’il est aussi signifiant en tant que moyen qu’en temps que but.
[…]
Viveka et Avidya
La Discrimination et l’Illusion
Le disciple doit apprendre à faire la différence entre ce qui en lui est en perpétuelle fluctuation, et dépend de son histoire passée, qui est le champ de l’ego périphérique, et ce qui est stable, inchangé, à travers les épisodes de sa vie, cette goutte d’immobilité au centre de lui-même et qui est le champ du vrai soi.
Ainsi il est là pour ultimement développer son pouvoir de discrimination afin de mettre un terme à l’illusion, et s’ouvrir à la compréhension de la vérité.
[…]
Ainsi la leçon du Guru concerne deux pôles complémentaires: d’une part, donner les moyens au disciple de développer la discrimination en se recentrant sur l’essentiel, et d’autre part, lui permettre d’atténuer l’illusion, en se désencombrant du superflu.
En acceptant le « maître », il est surtout question de se » maîtriser » et le « disciple » est bien celui qui accepte de se » discipliner ». Toute relation avec un guru est avant tout une école de contrôle de soi, une extraordinaire leçon de force morale. […]
Au plan corporel et nerveux, chaque jour apporte son lot dans l’apprentissage de la patience et du calme, puisque l’on est soumis aux impératifs dictés par le guru: s’il est assis, l’on est assis, mais s’il se lève, il peut tout aussi bien décider que l’on doit continuer à travailler; s’il parle, on écoute; s’il s’absente, on l’attend. Là le rôle du disciple est d’assimiler cette frustration de la libre expression de soi-même en adoptant une attitude réservée et silencieuse […]
Au plan émotionnel, ces situations basées sur l’autorité et l’obéissance obligent systématiquement le disciple à trouver le moyen de ne pas glisser dans la complaisance permanente. Le guru apprend à regarder calmement ses peurs et ses angoisses, à mettre la bride sur l’émotivité qui voudrait s’approprier chaque occasion pour se complaindre en critiquant la sévérité de la leçon apprise, ou pour larmoyer en blâmant l’exigence du maître. […]
Immobilité des corps, des émotions, mais aussi des pensées, car l’acquisition de la connaissance de soi nécessite une invraisemblable capacité de concentration. Toute technique, quelle qu’elle soit, exige déjà une polarisation de la pensée, mais en ce qui concerne la discipline spirituelle, la difficulté y est recherchée, avec pour but le total investissement dans l’acte de concentration, d’où jaillira l’intuition de l’espace entre les mots et entre les images, où le silence parle.
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Vairagya: le détachement
Mais il n’est pas suffisant de s’affermir, de se consolider, il faut également apprendre à se détacher de ses habituelles réactions émotives, renoncer à ses confortables certitudes morales, éliminer ses épaisses convictions sentimentales; annuler tous les conditionnements passés, en un mot, se décristalliser. Le guru propose au disciple de devenir un être sans attache, sans opinion, sans jugement, libre car dénudé de ses illusions, ne demandant rien, se laissant pénétrer par le monde sans jamais regretter ni attendre. Abandonner ses désirs, retrouver la nudité de la naissance, en se dépouillant du manteau trop lourd de ses peurs.
Concrètement, c’est apprendre le détachement en commençant au coeur même de la relation au guru: être capable de donner, d’aimer sans jamais rien espérer obtenir; acceptation d’une fréquente unilatéralité et d’une gratuité des gestes, d’autant plus difficile à admettre que les rapports habituels entre les hommes sont pénétrés de la notion de réciprocité et de compensation.
Avec le guru, c’est la soumission au silence, c’est la résignation à l’indifférence, alors que l’on arrive pétri d’illusions, les yeux languides de l’espoir d’être apprécié, estimé pour la patience, apprécié pour le dévouement, complimenté pour l’héroïsme dont on fait preuve. Cruelle nécessité de faire taire sans répit le sentiment d’être trompé, dupé, abusé et d’accéder à cette pure oblation du désir mesquin d’être rassuré; parfois le masque tombe à force d’être chiffonné, et l’on se trouve pénétré de l’assurance que toute expectative est une chimère qui nous possède et nous lie. Alors tout devient simple et l’on se sent léger: là, au bout de la bataille, on croise enfin le regard du guru qui nous encourage.
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Atténuation d’Avidya
Tapas: l’austérité
En ce qui concerne l’aspect technique, tout l’enseignement repose sur la notion de rigueur dans le travail, de persévérance dans l’effort, la tâche quotidienne étant considérée comme un moyen de se mesurer à son courage, avec pour but l’accès à une terre promise qui s’étendrait au-dedans de nous. Les difficultés y sont volontairement multipliées pour créer une ambiance austère, quasi-monastique, où toute nonchalance et toute tiédeur sont rendues impossibles.
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Svadhyaya: l’étude de soi
Mais le guru n’abandonne pas son disciple avec le fardeau quotidien; il lui propose des réponses précises à l’interrogation qui parfois lui fait mettre en question ce passage sur le fil du rasoir. Il le met en contact avec la tradition afin quelle éclaire sa démarche. Le disciple est ainsi littéralement baigné d’histoires et de récits tirés des grands textes, et où des situations semblables à celles qui lui sont imposées sont mises en images. Il est vrai qu’il se reconnaît au coin de chaque aventure contée, et se sent ainsi porté par une lignée immémoriale de chercheurs de vérité, ayant tous, comme lui, accompli un voyage initiatique sur la terre aride de l’ignorance. Grâce à cela, le guru donne une appartenance spirituelle à son disciple et, en racontant sa propre histoire, il définit sa place dans cette chaîne sacrée de la connaissance.
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Isvara Pranidhana: l’abandon de soi
Alors l’apprenti en sagesse chemine à travers les couches composites de sa personnalité, creusant toujours plus loin à la recherche du trésor intérieur dont il ne peut douter de l’existence. Celle-ci lui est en effet attestée par tous les témoignages d’avant, et souvent reconnue en de soudaines et brèves envolées dans un espace illuminé par l’intense radiance d’une étincelle inconnue.
Mais cette fulgurante brillance est vite obscurcie par la petitesse dans laquelle le disciple est emprisonné, lourd passé de peurs et de désirs, véritable écran d’une opacité pétrifiante.
Là, le guru agit comme un démolisseur intraitable. C’est sans ménagements qu’il pulvérise inlassablement chaque mur construit par le petit moi terrifié. Chaque rempart, derrière lequel se cachent subrepticement les butins de fausses certitudes, est systématiquement abattu. La relation au guru est le champ de la grande bataille, le Kurukshetra où se confrontent au fond de soi les forces adverses de l’évolution et de l’inertie. […]
LE GURU EST-IL UN PSYCHOTERAPEUTE?
Il est difficile de ne pas constater un certain nombre de points communs entre la relation au guru et celle que l’on entretient avec un analyste. Dans l’un et l’autre cas, deux personnage entrent en contact l’un avec l’autre et vivent intensément une relation. Ce n’est pas une attache familiale, et pourtant elle est parfois aussi intime, ce n’est pas une aventure d’amour, mais cela lui ressemble à bien des égards, ce n’est pas un lien amical, mais il est souvent aussi simple, aussi profond.
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Ce qui, à mon sens, est essentiel au point de départ, est que le travail avec le guru ne peut concerner que les individus ayant une personnalité solide, un moi bien constitué. Il n’est pas pensable qu’une personne psychologiquement fragile, mal équilibrée puisse suivre la voie de connaissance de soi proposée par le guru, dans la mesure où celle-ci exige une dynamique d’adaptation puissante pour se confronter à des situations déconcertantes et souvent angoissantes. Cela serait irréalisable et dangereux pour qui n’a pas déjà une bonne intégration individuelle, car c’est par la lutte que les peurs inconscientes seront conquises.
Par contre, dans la démarche psychanalytique, une condition essentiellement statique est proposée à l’analysé, dans laquelle le monde extérieur est mis entre parenthèses au profit de la libération immédiate de l’inconscient. Là, dans une atmosphère feutrée, les défenses tombent plus facilement, avec un risque amoindri de blocage émotionnel. D’un côté, c’est la prise directe, insécurisante, avec des difficultés multipliées, grâce auxquelles le petit ego surpuissant devra casser ses conditionnements, de l’autre, c’est la fermeture rassurante à toute sollicitation, par laquelle surgiront les refoulements qui empêchaient le plein épanouissement du moi.
Avec le guru, ce n’est pas tant la santé de l’ego qui est recherchée, que la destruction de celui-ci au profit de l’accès à un autre état de conscience où
La transcendance se révèle. […]
Dans la relation au guru, le but est donc clairement défini c’est l’accès à la transparence de soi et à la libération. La personnalité y est considérée comme une impasse, car elle est un écran au Réel.
Par contre, dans la démarche psychanalytique, le but est plus complexe: il s’agit d’acquérir une santé psychologique, et, en conséquence, physique, par la restructuration de la personne. Mais à quel moment précis peut-on considérer que l’on est sain, alors que l’on est toujours soumis aux fluctuations de l’ego, auquel on est identifié? Cependant pour des êtres sclérosés par la puissance du refoulé, c’est probablement le moyen le plus sérieux d’élargir le point de vue sur soi, et d’accéder à une plus grande tranquillité intérieure.
Il me semble que la voie du maître concerne les personnes qui se sentent appelées vers le dépassement de soi, à partir d’une bonne structuration de base.
[…]”
Les carnets du yoga, n°64, décembre 1984, pp. 2-16; et n°65, janvier 1985, pp. 2-11.