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Le maître et le bâton

Publié le 16 septembre 2003

De même que les coups de bâton infligés par le roshi aux moines bouddhistes, les koans zen ont pour but de nous tenir en éveil. Eveil du corps, afin qu’il soit prêt à recevoir les coups à tout moment, et éveil de l’esprit, inlassablement travaillé par des questions insolubles, afin qu’il soit prêt à recevoir la vérité à tout moment. Tant il est vrai que corps et âme sont un.

«Bâton et coups de bâton

La tradition des coups de bâton est un des aspects les plus frappants (c’est le cas de le dire !) de ce que nous percevons du Zen. J’use souvent d’un innocent stratagème pédagogique (qui marche à tous les coups !) lorsque j’orga-nise une méditation pour des néophytes. Sans les avoir prévenus, je distribue quelques coups de bâton qui explosent dans le silence sur le dos d’un on deux comparses. L’effet est infaillible: effarement, incompréhension, émotivité. C’est ce que je pourrais appeler une « méthode active »: elle me permet de mieux faire sentir de quoi il retourne, dans la séance de questions et réponses qui s’ensuit.

Il y a déjà quelques décades que les « coups de bâtons spirituels » n’appartiennent plus à notre tradition culturelle occidentale. Aussi le contenu agressif d’un tel acte nous saute-t-il aux yeux, et nous avons tôt fait de laisser se débrider nos délires interprétatifs. Il nous est difficile de savoir comment nos ancêtres vivaient les violences en cours à leur époque, mais nous sommes extrêmement sensibles et vulnérables aux violences de notre temps, tans les violences extérieures que celles que nous nous infligeons à nous-mêmes. Dés lors il nous parait d’une évidence aveuglante que de tels coups de bâton évoquent les châtiments corporels, la discipline militaire, la volonté de puissance on même d’humiliation…Il n’est pas rare sans doute que traînent dans un coin de notre imaginaire quelques vieilles images de films de guerre dans lesquelles les brutes japonaises incarnaient le mal, à moins que ce ne soient des images de flagellation dans des couvents moyenâgeux. l nous faut déjà un certain courage pour franchir le premier obstacle né de ces tourbillons de notre mental et les appréhensions physiques et psychologiques qu’il entraîne. Lorsqu’il retentit dans le silence du  » zendo « , le bruit du coup paraît toujours énorme, qu’il soit sec ou sourd, même pour ceux qui sont prévenus.

Mais une fois données les explications destinées à apaiser ces imaginations craintives, on en vient à franchir ce premier obstacle et à  » recevoir le baptême  » si j’ose dire. Ceux qui font cette expérience s’aperçoivent que les coups sont rudes, un peu douloureux même, mais parfaitement supportables: et ils se rendent compte aussitôt qu’ils en reçoivent quelques bienfaits, lesquels compensent largement les désagréments du coup: délassement réveil, encouragement, défatigation… Et c’est avec tout autant d’ardeur que leur mental sa met à courir au rebours de leurs premières interprétations, ils deviennent intarissables d’éloges, ils parlent de massage-flash, de dynamique d’éveil, de geste de compassion… Les néophytes se muent en zélés propagandistes!

Cette seconde attitude, pas plus que la première, ne nous permet d’atteindre le coeur de ce qui est en question. Elle appartient à la même famille de réactions, â la même secrète volonté d’atténuer la brutalité du coup. Ah! notre civilisation de précautions, d’assurances et de confort…! Or cette brutalité, puisque brutalité il y a, est voulue très précisément pour souligner quelque chose qui touche à l’essentiel de l’enseignement du bouddhisme zen. Ce n’était pas si faux de penser qu’il y a là quelque trace de l’art militaire. La surprise y joue un grand rôle.
[…]
L’une des grandes originalités de l’enseignement traditionnel dans les monastères Zen, est d’inviter à cultiver ensemble et l’une par l’autre la patience et la soudaineté. Il ne s’agit pas d’enseignement purement verbal, les pieuses exhortations ne suffiraient pas. Pour apprendre à accueillir comme il convient l’événement soudain, il est nécessaire de se donner un éclairement quotidien à la faveur des mille et un détails de la vie pratique. Et le coup de bâton est l’un de ces détails.

Observons-en le déroulement. L’horaire journalier propose des  » termes  » de Zazen d’environ une heure chacun, tout au long de l’année; chacun sait avec précision quand et comment il doit  » s’asseoir « . Au début de certains de ces termes (deux ou trois fois par jour), celui à qui est confiée la charge du bâton se lève, retrousse un peu son kimono et vient se placer solennellement près du seuil de la salle (zendo) en tenant ce bâton dressé devant son visage dans
une attitude de calme noblesse. Il demeure d’abord complètement immobile puis se met à parcourir le zendo à pas lents. Tous ceux qui sont présents, assis sur leur coussin, le voient et savent à quoi s’en tenir. Jusque-là, pas de surprise. Au moment où il passe devant vous (dans le rinzaî) ou derrière vous (dans le soto), deux cas peuvent se présenter: ou bien c’est vous qui sollicitez et vous faites un geste des mains jointes (gassho); ou bien c’est lui, et il vous tapote gentiment l’épaule avec son bâton pour vous prévenir. Aussitôt vous faites ensemble le salut d’usage et vous vous inclinez pour vous placer dans la posture requise. Il est recommandé de procéder à un expir long et généreux pendant l’instant précis où vous recevez les coups, afin de ne pas présenter un dos contracté par l’appréhension. Là non plus, pas vraiment de surprise.

Pourtant on certain remue-ménage respiratoire, émotionnel et mental est à peu prés inévitable, même pour les vieux routiers de la chose! L’art consiste à adapter instantanément votre respiration à l’impact du bâton, c’est-à-dire à adapter votre contenu intérieur à l’événement qui survient. Si cette adaptation n’est pas bien faite, le jiki-jitsu a du mal à ajuster ses coups et il n’est ni facile ni agréable pour vous de les recevoir, ils peuvent aller jusqu’à faire très mal dans certains cas. Vous étiez plongé depuis un long moment dans votre assise silencieuse, et le silence de vos compagnons autour de vous renforçait la profondeur de cette immersion: vous vous sentiez pour ainsi dire à l’abri des interventions extérieures. II n’est donc pas étonnant que l’irruption du bruit et du coup dans votre tranquillité déclenche une réaction, et nous avons dit que pour un néophyte cette réaction peut aller jusqu’au rejet violent.

Vous vous apercevez vite que cette adaptation instantanée qui vous est demandée chaque jour, plusieurs fois par jour, fonctionne comme un rappel à la vigilance, comme un exercice. C’est bien dans cet esprit que le compagnon vous frappe, il ne vous reproche rien, il ne vous punit de rien.
[…]
Le hurlement du Maître

Parmi les traditions surprenantes, il y a celle de ce hurlement sauvage qui interrompt brusquement de loin en loin la concentration des méditants. Au cours d’une retraite, le silence se densifie d’heure en heure, aidé en cela par la fatigue, les douleurs dans les jambes, les estomacs vides… La volonté d’aller plus loin côtoie ses limites à chaque instant. Soudain, un cri rauque, puissant, déchire l’air et vous atteint comme une brûlure. Parfois bref comme un râle, parfois proférant une phrase. Souvent comparé au cri du lion dans la forêt, est-il un lointain souvenir du temps où les premiers moines s’enfonçaient loin dans la montagne et vivaient dans des huttes parmi les animaux ? A d’autres moments, le même Maitre encouragera longuement la communauté en Zazen par quelques phrases d’une douceur pénétrante.

Vous avez beau être prévenu, ce cri vous surprend (et il est fait pour cela!). Et l’émotion de cette surprise peut être assez intense pour vous faire battre le coeur. Plus ce cri vous bouleverse, plus vous sentez que votre concentration est faible; vous en avez la certitude à l’instant même, en un éclair. Vous allez sans doute crispé sur vos douleurs, ou sur les questions insolubles de votre koan, ou sur les protestations de votre ego…
[…]
Si je peux me permettre d’apporter modestement mon témoignage, je peux dire ceci: faute de savoir m’intégrer culturellement dans les koans classiques, parce que je les trouvais trop marqués par la mentalité japonaise ou chinoise, je m’en étais inventé un pour mon usage personnel. C’est très spontanément qu’une question insoluble s’est présentée à mon esprit : » Que suis-je venu faire ici ?  » Quand j’en ai parlé au Roshi, il m’a répondu en éclatant de rire que c’était un très bon koan ! Et de fait j’ai pu garder cette interrogation présente à mon esprit jour et nuit, quelle que soit l’occupation à laquelle je me livre… Et peu à peu elle est devenue pour moi très riche, très vivante. Les réponses qui me venaient perdaient de plus en plus de leur importance, seule comptait l’attitude d’attention interrogative sans faille.»

Revue Française de Yoga, n°1, janvier 1990, « De maître à disciple »
pp. 111-129.

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