Le maître intérieur
Publié le 22 septembre 2003
S’il est important pour un certain nombre de personnes d’être guidées par un maître spirituel, il faut garder toujours à l’esprit que le véritable maître est en nous. Sans quoi le maître extérieur n’est qu’illusion. Certains peuvent d’ailleurs accéder à l’intériorité en tentant, sans soutien extérieur particulier, de vivre avec sagesse. C’est l’expérience qui compte avant tout.
“La mode des gurus se poursuit et se porte bien. N’est-il pas superfétatoire de recourir au guru intérieur, puisque le marché des gurus extérieurs prolifère ? Autant en profiler. Nulle inflation n’est à redouter, tout au moins dans l’immédiat. Heureusement il y aura toujours des hommes et surtout des femmes orientés vers l’essentiel. Ceux-ci éprouvent, très justement, la nécessité d’un guide capable de les diriger sur une voie pleine d’écueils. Dans de telles conditions pourquoi recourir au maître intérieur ? A la question posée, Ramana Maharshi répond : »Le guru extérieur donne des instructions et par son pouvoir, permet au disciple de garder son attention fixée sur le Soi; le guru intérieur ramène l’esprit du disciple vers sa source, l’absorbe dans le Soi et en dernière analyse le détrui ». Sauf exception, faire l’économie au départ d’un guru extérieur s’avère certainement présomptueux. Comment tenter en solitaire la grande aventure ? On risque de se fourvoyer et de se perdre dans des chemins privés d’issues. Le rôle du guru « en matière de développement spirituel est en quelque sorte catalytique; l’ignorance du Soi est si profondément enracinée chez tout chercheur, qu’il est rare qu’il puisse y échopper par ses seuls efforts ».On ne saurait donc récuser la présence d’un guru extérieur. Le contester serait le preuve d’un manque de discernement.
Avant d’aborder le thème du maître intérieur, une question se pose. Le guru que l’on voit, avec qui on échange des propos, semble un personnage aussi nécessaire qu’un bon psychologue ou psychiatre lors d’une thérapie, Certes, les comportements sont différents. Toutefois, il s’agit de se connaître, de se rencontrer soi-même avec des yeux ouverts. Ne pas se culpabiliser inutilement, mais se voir tel que l’on est. Et comprendre qu’aucun maitre spirituel, aucun psychologue ne peut faire un pas à la place de son disciple ou de son patient. On peut être aidé, éclairé, mais en fin de compte on est seul. Et cet isolement est éprouvé à la façon d’un fardeau difficile à porter.
Sur le psychologue, le transfert du patient s’avère nécessaire, Il sera évacué en son temps. A propos du guru extérieur, il conviendrait aussi de mentionner l’attachement sobre ou démesuré du disciple. Ceux qui fréquentent ces milieux de formation spirituelle ont pu constater le nombre de femmes émotives, bouleversées, plus encore enamourées par la vue d’un sage. A ce propos, mieux vaut revêtir la robe d’un maître si on est un beau garçon. Il est vrai qu’un bossu, qu’un personnage affreux serait transfiguré par des yeux féminins, Il convient de l’avouer. Le « ni homme ni femme », proposé par l’apôtre Paul, ne saurait jouer un rôle dans ces rencontres. Quiconque par exemple douterait de la réalité de l’extase provoquée par l’admiration, pourra se convaincre non seulement de sa possibilité mais de son usage dans les centres spirituels. Toutefois, ces états émotifs qui sont à la fois des jalons, et aussi des obstacles, devraient être un jour ou l’autre dépassés.
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Rares sont ceux qui peuvent se passer d’un initiateur. Celui-ci sera alors remplacé par la lecture. Une abondance d’ouvrages peuvent servir de guide. Alors viendra la nostalgie d’un guru intérieur. On souhaite aller plus loin. Il importe que la mer du monde, sur laquelle vogue son frêle esquif, soit constamment balisée par un phare. Entendre son maitre intérieur, être retenu par son murmure, suppose une entrée préalable dans une zone de silence.
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Séjourner dans un ashram on dans un groupe de formation, consulter celui qui en a la direction, participer à des congrès et des séminaires exige de pouvoir subvenir à des frais plus ou moins importants. Nombre de personnes se trouvent dans l’impossibilité matérielle de faire face à des dépenses parfois abusives. L’accès à l’intériorité appartiendrait-il à un luxe destiné à des personnes aisées?
En fait, ce n’est point le savoir qui est important, mais l’expérience. Une existence droite, visant à l’authenticité, se déroulant dans le respect de ses engagements, évitant à autrui de le faire souffrir pour satisfaire son propre plaisir, aboutirait normalement à une sortie de l’ego et de ses exigences. La qualité de la vie privée, trop souvent considérée comme secondaire, voire sans importance, est au contraire essentielle. L’expérience n’a pas à s’exprimer uniquement dans la parole ou l’écriture, elle se manifeste préalablement dans le quotidien. Sinon on se tient à la fois dans l’hypocrisie et aussi I’illusion.
Parfois, l’événement extérieur tient lieu de guru. Tout peut remplacer l’absence de guru extérieur, à condition qu’on sache déchiffrer les signes qui se présentent avec un discernement de plus en plus effectif. La solitude, imposée souvent par des circonstances imprévisibles, n’a pas à être considérée comme une punition ou une déréliction. Elle peut avoir des avantages positifs. Aucun appel au secours, jaillissant de le profondeur, ne sera sans réponse. Les secours viendront, même dans les cas où ils ne seraient point immédiatement perçus.
La séduction, éprouvée a l’égard de l’intériorité, peut suffire pour se mettre en marche. La joie, la souffrance servent de véhicule. il arrive un instant où le guru intérieur se manifeste. Quelque chose semble éclore au-dedans. Quelque chose d’inusité s’affirme avec douceur ou violence. L’homme s’aperçoit qu’il est habité par une présence. Désormais, il ne craint plus la solitude.Il n’en éprouve aucune angoisse, Il comprend que « l’homme n’est jamais moins seul que lorsqu’il est seul » (Cicéron).
« Le guru est le Soi, il est Dieu », dira Ramana Maharshi. Lorsque « l’esprit du disciple gagne en vigueur » il devient capable de « se tourner vers l’intérieur ; par la méditation, il se purifie davantage et demeure calme et sans la moindre agitation. Cette étendue calme, c’est le Soi » . Ramana Maharshi insiste « Le maitre est à l’intérieur; la méditation sert à écarter l’idée fausse qu’il n’est qu’extérieur… aussi longtemps que vous pensez que vous êtes séparé des autres, ou que vous êtes le corps, un maitre extérieur est nécessaire et, dans ce cas, il apparaîtra avec un corps. Quand la fausse identification avec un corps cessera, on s’apercevra que le maître n’est rien d’autre que le Soi ». Ainsi « Le Guru, qui est Dieu, ou le Soi incarné, travaille de l’intérieur ».
Peu importe le nom donné au guru intérieur. Certains chrétiens parleront du Christ, tel Henri le Saux. Nommer serait connaître. Or, comment évoquer une présence éprouvée dans le mystère du dedans ? L’expérience est incommunicable. Elle ne saurait s’exprimer par des mots. Celui qui en est le bénéficiaire constate un arrachement à l’égard du monde sensible. Il appartient désormais à une autre dimension. Un tel arrachement risque de s’éprouver tout d’abord à la façon d’un vertige. Une adaptation s’avère nécessaire.
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La présence reconnue d’un guide intérieur ne saurait se confondre avec ce qu’on nomme habituellement la voix de la conscience, qui gère à la fois le soma et la psyché. Le maitre extérieur donne un enseignement concernant le corps et l’âme. Cet enseignement s’oriente vers la dimension pneumatique, celle concernant l’esprit. Le maitre intérieur opère d’une façon plus subtile, Par facilité de langage, on pourrait dire que son exercice vise la jointure entre le psychosomatique et le pneuma. La porte qui les sépare roule parfois sur ses gonds. Elle s’entrouvre. Il viendra un instant où la porte apparaît pourvue de brèches autorisant le passage. Ensuite, il n’y a plus aucune trace de porte, c’est-à-dire de séparation. Les amis des mystères connaissent cette mutation, ils en ont l’expérience.”
Revue Française de Yoga, n°1, « De maitre à disciple », pp. 129-136.