Le maître, l’enseignement, le disciple
Publié le 22 septembre 2003
Trouver son maître, est-ce renoncer à sa liberté ? Les soufis insistent au contraire sur le fait que le maître n’est autre qu’un guide vers la liberté. La vraie liberté est atteinte lorsque le soufi a réalisé son unité. Le maître soufi enseigne que cette liberté doit s’inscrire dans l’action : ainsi la sagesse est-elle paix intérieure mais aussi engagement serein dans le monde.
« L’on dit souvent que la mentalité de l’Oriental est ainsi faite qu’il se placera spontanément sous la direction d’un maitre, et suivra ses directives avec une obéissance très rare en Occident. Pour quiconque a eu une réelle expérience de ‘Orient, cette croyance est tout aussi erronée qu’une autre généralisation occidentale, selon laquelle tous les pays orientaux sont plus ou moins identiques. Le plus que l’on puisse dire au sujet de l’attitude orientale envers les maîtres spirituels, c’est qu’on y trouve des maîtres plus facilement, et aussi qu’il est plus manifeste qu’ils font du bien. On inculque à la plupart des êtres humains la notion de confiance en soi, notion qui devient une habitude de pensée. Il s’ensuit tout naturellement que, par l’absence d’un raisonnement juste, I’idée d’accepter d’être guidé se confond avec celle d’une perte de liberté. La plupart des gens -qu’ils soient orientaux ou occidentaux – ne se rendent pas compte que le fait de se confier à un expert n’implique aucunement une perte d’importance personnelle: ils sont tout à fait inconséquents avec eux mêmes car, alors qu’ils permettent volontiers à un chirurgien de les opérer de l’appendicite, ils contestent la connaissance supérieure ou l’expérience d’un maitre dans un domaine où leur ignorance est aussi grande qu’en chirurgie.
Du fait que les Soufis ne prêchent, ni ne font de prosélytisme, la marche à suivre pour se mettre en rapport avec un maître ne se trouve que dans les déclarations des Soufis développés, rarement dans celles de ceux qui sont des maîtres. « Vous allez vers le prêtre », dit l’un d’eux, par habitude ou par croyance, et parce qu’il affirme certaines choses. Vous allez chez un médecin parce qu’on vous l’a recommandé, ou parce qu’il est urgent que vous en voyiez un ou que vous êtes désespérés. Vous fréquentez les magiciens à cause d’une faiblesse intérieure, l’armurier à cause de votre force physique, le cordonnier parce que vous avez vu ce qu’il fabrique et que vous en avez envie. Ne recherchez pas le Soufi, à moins de vouloir en tirer profit, car il vous chassera si vous commencez à discuter. »
Les soufis affirment que l’attraction vers un maître soufi vient essentiellement d’une reconnaissance intuitive; les raisons que l’aspirant soufi donne de cette attirance sont secondaires, d’ordre rationnel. […]
La relation entre le maître et l’élève ne peut être comprise, dans le Soufisme, en dehors de l’enseignement. Elle est une part de l’enseignement qui échappe au temps et à l’espace et correspond à cet élément qui, chez le maître et chez l’étudiant, se trouve sur le même plan. La conscience humaine ordinaire morcelle l’expérience, la vie et le monde des formes en de nombreux aspects, dans chacun desquels se trouve un fragment de l’Enseignement. […] Cette relation transcende dans la signification ultime le champ habituel de l’enseignement et de étude. Le maître soufi est plus que celui qui transmet une connaissance formelle, plus que celui qui est en état d’harmonie avec le disciple, plus qu’une machine qui distribue une portion d’un stock d’informations disponibles entreposées. Et ce qu’il enseigne est plus qu’une méthode de pensée ou une attitude devant la vie, plus même qu’une possibilité de développement de soi.
[…] Sa tache à lui c’est d’être, être lui-même, et c’est par le fonctionnement de cet être que sa signification est projetée. Ainsi n y a-t-il pas division entre la personnalité publique et privée du maître soufi. Celui dont l’attitude en classe et à la maison change, celui qui a une attitude professionnelle et une autre dans l’intimité, celui-là n’est pas un Soufi. Mais cette cohérence du Soufi se trouve en lui-même. Il se peut fort bien que son comportement extérieur semble changer, mats sa personnalité intérieure, elle, est unifiée. L’acteur qui « entre dans la peau de son personnage » ne peut être un maitre soufi, L’homme ou le femme dont l’attitude officielle disparaît dès qu’il quitte ses fonctions, de sorte qu’il est soutenu par une personnalité temporaire, ne peut être un maitre soufi. […] La maîtrise ne peut advenir par quiconque a tendance à jouer temporairement un personnage.
Pourtant, l’habitude du changement de personnalité est si fortement ancrée chez l’homme ordinaire qu’il est mondainement admis de « jouer un rôle ». Dans la plupart des cas où se produit ce processus social courant, il y a un report de la personnalité synthétique ou alternante. Ce n’est pas en soi considéré comme un mal mais, au sens soufi, c’est certainement un signe de manque de maturité. Cette unification intérieure de la personnalité, qui s’exprime à travers une grande diversité de moyens, signifie que le maitre soufi ne ressemble pas à la personnalité tout extérieure et idéalisée que lui prête le non-initié. La personnalité calme et immuable, le maître inaccessible, la personnalité qui n’inspire que de la crainte, bref, l’homme qui ne varie jamais, ne peut être un maitre soufi. L’ascète qui est parvenu à se détacher des choses du monde et qui incarne ainsi extérieurement l’image que se fait le profane du détachement, n’est pas un maitre soufi. La raison en est bien simple : ce qui est statique devient inutile dans le domaine des choses organiques. Telle personne qui est toujours -autant qu’on puisse en juger – calme et recueillie, a été dressée à remplir cette fonction, fonction du détachement. « Jamais elle ne paraît agitée », et, en se privant ainsi de l’une des fonctions de la vie organique tout comme de la vie mentale, elle réduit son rayon d’action. Qui s’entraîne trop, finit par avoir des contractions musculaires.
Le détachement, pour le Soufi, n’est qu’une partie, une simple portion, de l’échange dynamique. Le Soufisme travaille par alternance. La pratique du détachement de l’intellect n’a d’utilité qu’autant qu’elle permet à qui s’y adonne d’en faire quelque chose. Elle ne peut, en aucun cas, être une fin en soi dans tout système qui traite de l’auto-réalisation de l’humanité.
[…] ”
Revue Française de Yoga, n°1, « De maître à disciple », janvier 1990, pp. 53-60.