Le Monde du Yoga

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Le repas et le sacrifice

Publié le 01 février 2002

Les pratiques sacrificielles permettent de faire le lien entre le monde des dieux et le monde des hommes, ce dont témoigne le mythe de Prométhée. Cette polarité entre séparation et fusion, qui suppose une certaine violence, se retrouve au niveau individuel pour aboutir à la construction du surmoi.

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SACRIFIER

Séparer/relier : la médiation sacrificielle

Le partage de la réalité entre un ordre naturel et un ordre surnaturel semble être la condition même d’existence de la religion. (…) Mais au-delà de cette division, les médiations introduites par la pensée symbolique, les mythes et les rites tissent une unité du réel sur laquelle les hommes ont fondé leurs diverses identités culturelles. C’est dans cette polarité séparation/relation que se situe l’action de sacrifier, c’est-à-dire de faire du sacré, de rendre sacré quelque chose qui était profane. Nous avons l’habitude de penser que le sacrifice est un acte sanglant, impliquant la mise à mort, parfois même la torture de la victime; et quand nous essayons de l’analyser, nous faisons référence à des systèmes métaphysiques, abstraits. En un sens, nous avons raison: le problème de la violence est inhérent au sacrifice (…).

Je partirai, là encore, de ce que nous apporte la psychanalyse. Nous étions dans la pulsion orale comme expérience première. Freud avait distingué deux étapes pour en saisir la dynamique et les transformations chez l’adulte : avant la rivalité oedipienne, où elle est sous le signe de l’identification à l’objet, c’est-à-dire au sein, sous le signe de la non-différenciation ; après la crise oedipienne, pendant laquelle l’intériorisation de l’instance paternelle, de ce que représente le père, produit ce que Freud appelle le surmoi. Même si les psychanalystes aujourd’hui ne voient plus les choses dans cette disposition diachronique, divers éléments sont à retenir pour notre propos. Disons pour résumer que, grâce à l’intériorisation de la fonction paternelle, que nous pouvons définir comme « loi et parole », le moi infantile sacrifie sa toute-puissance, accepte la séparation, accepte de ne pas être la totalité, mais qu’en face de lui se posent des êtres distincts, différents. C’est donc ce moment psychologique qui détient la clé de la constitution d’une identité capable d’accepter une altérité : on peut dire que, dans cette hypothèse, ce moment est en quelque sorte fondateur des valeurs de la religion. Ce sacrifice du moi laisse en effet se construire à l’intérieur de la psyché une instance transcendante, sublimante, éthique, le « sur-moi ». C’est donc en sacrifiant sa position spontanée de totalité que le moi découvre de l’autre : tel est le point, considérablement remanié, que j’aimerais faire ressortir de l’anthropologie freudienne, et qui fonde psychologiquement l’un des éléments les plus forts de la religion. Ce sacrifice est d’abord senti comme une amputation, une violence: on parle aussi bien de crise oedipienne que de crise sacrificielle ; c’est que, sans doute, la violence est inhérente à la séparation.

Quittant, en apparence, le terrain de la psychanalyse, reportons-nous au mythe grec de Prométhée, qui reste très vivace dans nos inconscients occidentaux. On sait que Prométhée est un héros civilisateur qui a volé le feu confisqué par Zeus afin que les humains ne puissent en profiter. Ici le feu est symbole global de culture: sans feu, impossible de sacrifier et de faire la cuisine ! Ce qu’on oublie généralement, c’est que Zeus n’a pas confisqué le feu sans raison, mais à titre de punition répondant à une tromperie délibérée. Hésiode raconte l’aventure dans la Théogonie (507-616) : le Titan Prométhée, rival et complice du maître de l’Olympe, le convie à choisir sa part du boeuf qu’il a sacrifié selon les règles qui sont celles du culte grec et qu’il est censé avoir inventées en cette occasion. Zeus prend naturellement ce qui lui paraît le plus appétissant, mais qui ne se révèle finalement qu’os sans chair sous la graisse et la peau rôtie, tandis qu’échoit à son partenaire, et donc à l’humanité qu’il représente dans cette affaire, la viande consistante. Tromperie, le découpage frauduleux est parfaitement véridique sur le plan symbolique: la chair, putrescible, est nourriture humaine, tandis que les os calcinés et parfumés d’aromates répandent un fumet qui alimentera les dieux: « De là vient que, sur la terre, la race des hommes brûle pour les Immortels les os blancs sur les autels qui exhalent le parfum de l’encens » (556-557).

Le mythe énonce un changement d’époque qui se marque de deux façons : d’une part, Zeus instaure son règne sous le signe de Thémis, la Loi, signant la fin de l’ère antérieure des Titans et des monstres ; d’autre part, les hommes qui vivaient plus ou moins avec les dieux dans un état de relative indifférenciation vont désormais être séparés d’eux par une claire différence de statut. Cette rupture, le sacrifice de Prométhée la symbolise par la différence alimentaire: c’est elle qui marque l’écart, mais elle affirme en même temps la prétention à faire venir et revenir les dieux pour un repas dont ils sont les invités et dont ils ont besoin. Le sacrifice, tout en mettant chaque sphère, humaine et divine, à sa place, reconstruit partiellement et de manière répétitive la convivialité originelle.

Prométhée lui-même est un personnage médiateur; il a un « rôle ambigu d’allié hostile, de complice rival, d’enchaîné libéré, de puni pardonné, de rebelle réconcilié et intégré » (J. P. Vernant). En lui, c’est la divinité du conflit, Eris, qui travaille l’humanité : le conflit est inhérent à la condition humaine, c’est fondamentalement pourquoi il y a violence dans le sacrifice, mais en même temps Eris est constamment jugulée par les rites des hommes et par la Loi de Zeus. Jean-Pierre Vernant vient à remarquer que le châtiment de Prométhée souligne encore sa nature médiatrice. Le foie est en effet considéré, dans la divination grecque, comme le lieu d’une médiation entre les hommes et les dieux, et par Platon comme le siège de l’âme inférieure où pourtant peut se projeter l’intellect supérieur.

Pour que la médiation sacrificielle soit possible, il faut donc une victime consentante. C’est une fiction bien connue des cultes anciens, aussi bien grecs qu’indiens, que l’animal doit hocher la tête avant d’être mis à mort, à seule fin que la faute de l’avoir sacrifié ne retombe pas sur les sacrificateurs et plus largement sur les hommes. Certains cultes africains (comme le sacrifice du pangolin chez les Lele, rite célèbre parmi les Africanistes) font montre du même souci. Nous retrouvons cette idée fondamentale que le sacrifice est une violence ; n’allons pas jusqu’à considérer, comme René Girard, que tout l’édifice de la religion est une construction substitutive et refoulante de la violence originelle des êtres humains entre eux. Je crois que c’est singulièrement exagérer les choses et faire fausse route dans bien des exemples qu’il donne. Il n’en reste pas moins que le sacrifice évolue, dans les cultures où l’éthique s’élabore progressivement, vers l’idée de sacrifice de soi, librement consenti et conscient.

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Revue Française de Yoga, n° 25, « Manger, jeûner, sacrifier », janvier 2002, pp. 191-201

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