Le respect du mourant
Publié le 16 juillet 2004
Face à l’échéance inévitable de la mort, il convient de respecter réellement la personne en lui offrant la pratique la mieux adaptée à ses besoins réels. Les soins palliatifs, en adoptant une approche globale, susceptible d’inclure des aspects physiques, psychologiques, sociologiques, spirituels… permettent de choisir la qualité de la fin de vie plutôt que sa prolongation excessive.
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LE MEPRIS DE LA SOUFFRANCE
L’inattention aux symptômes particuliers est un refus de tenir compte des souffrances du mourant. Si dans les années dernières un réel progrès a été accompli dans ce domaine, force est de reconnaître qu’aujourd’hui encore, et dans notre pays en particulier, la pratique médicale manifeste une carence notoire en matière de traitement de la douleur. Inattention, manque d’intérêt, manque d’information, peut-être aussi préoccupation subtile d’un pouvoir médical: quelle qu’en soit la raison, il est évident que trop souvent encore les malades douloureux – en particulier cancéreux ou sidéens – sont mal traités, mal soignés, abandonnés à leurs souffrances dans des conditions, aujourd’hui, inadmissibles.
Quelques chiffres: il y a plusieurs années nous étions en France le trente-neuvième pays dans le classement de l’O.M.S. pour l’utilisation de la morphine. Quand la France utilisait pour un malade un centigramme de morphine, la Suisse en utilisait trois, et les Etats-Unis, six! L’inattention portée au traitement de la douleur, alors qu’aujourd’hui les solutions sont dans la quasi-totalité des cas à la portée de tous, est un véritable scandale chez nous, et sans doute le plus grand manque de respect porté à nos mourants.
L’ACHARNEMENT THERAPEUTIQUE
Moins répandu que les médias ne le disent, il consiste, pour un malade parvenu au terme de sa vie, à vouloir utiliser des moyens thérapeutiques disproportionnés avec le résultat qu’on peut normalement en attendre. Chacun a à l’esprit des exemples de ce genre. Certaines morts illustres sont restées célèbres : celles de Franco, de Boumediene, de Tito, par exemple, dont la vie biologique seule était maintenue alors qu’à l’évidence il ne s’agissait que de retarder l’annonce du décès. Peut-être dans ces cas y avait-il des raisons politiques à de telles attitudes. Mais trop souvent les raisons sont tout autres ; les médecins éduqués à une « médecine-qui-guérit » ne peuvent pas accepter la mort prochaine de leur malade, mort qu’ils considèrent comme un échec. Ils vont alors s’acharner, au-delà du bon sens, à les maintenir en vie, les soumettant à des traitements pénibles et totalement inadaptés (sondes multiples, perfusions, chimiothérapies, etc.). Ces malades auraient eu certainement besoin que l’on s’occupe d’eux, mais pas de cette manière.
Combien de malades subissent encore une prise de sang le jour de leur mort? Combien d’entre eux, qui meurent d’un cancer du poumon, subissent encore la fatigue d’être emmenés en salle de radio, alors qu’ils ont des métastases si nombreuses qu’aucun traitement n’est plus possible depuis longtemps?
L’EUTHANASIE ORDINAIRE
C’est une pratique malheureusement encore trop utilisée dans les hôpitaux, bien que, semble-t-il, sa fréquence diminue. Il ne s’agit pas ici d’une attitude philosophique et consciente.
Un malade est parvenu au terme de sa vie, mais sa mort s’annonce très lente. Ses médecins prennent donc la décision pour lui. Et sans l’en avertir, sans en prévenir ses proches, dans la perfusion que reçoit le malade est introduite une association de médicaments (le fameux D.L.P.) qui va induire un coma et une mort dans un délai moyen de quarante-huit heures à trois jours. C’est une euthanasie incontestable; on pourrait presque parler d’homicide, dans la mesure où la décision est prise et le geste pratiqué sans aucune concertation avec le patient, ni avec ses proches. C’est incontestablement le manque de respect le plus extrême auquel on peut assister.
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Tout le courant qui se développe aujourd’hui en faveur de ce que l’on appelle globalement les soins palliatifs, mais qui va beaucoup plus loin que les seuls soins, prend sa source dans une réhabilitation de l’attention portée au mourant. Une telle attitude, on la justifie par la situation de faiblesse, de dépendance, de souffrance dans laquelle se trouve le mourant. Certains y retrouvent une application du principe évangélique: « Ce que vous ferez au plus petit d’entre les miens, c’est à moi que vous le ferez », qui a imprégné notre civilisation depuis deux mille ans.
Mais on peut aller plus loin: au-delà de l’application du principe évangélique, ce respect que l’on doit dans notre civilisation occidentale appliquer aux mourants tient aussi à la réintégration de l’idée de la mort dans notre société. Pendant toute une période, sans doute pour une part à cause du développement « prométhéen » de la science, et pour une autre à cause de l’obsolescence des valeurs religieuses, on aurait voulu faire disparaître la mort de notre paysage. Et du même coup, tout ce qui rappelait la mort devait être caché, oublié, compté pour négligeable. Avec la réintroduction de l’acceptation de la mort qui devient moins un tabou, tout ce qui l’entoure reprend sens et valeur. Le mourant, qui est un « mort en devenir », redevient donc objet d’attention et d’intérêt. Tout cela contribue, en définitive, à ce que soit peu à peu réintroduite dans notre société cette attention, ce respect envers ceux de nos frères, parmi les plus faibles et les plus démunis: ceux qui vont mourir. »
Les chemins du corps
pp. 223-230