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Le rêve dans la psychologie analytique de Carl Gustav Jung

par Christine Maillard | Publié le 03 octobre 2003

L’influence du romantisme et de l’idéalisme allemand sur les recherches psychanalytiques menées par Jung a été déterminante. Elle a enrichi sa réflexion d’un certain nombres d’éléments que Freud avait délibérément occultés. Dans son interprétation des rêves, Jung tient en effet largement compte des archétypes inconscients.

« […]
ENTRE « PRIMITIFS » ET ROMANTIQUES: AUX SOURCES DE LA THÉORIE JUNGIENNE DU RÊVE

La pensée occidentale s’est préoccupée du rêve bien avant que la psychanalyse n’en fasse « la voie royale d’accès à l’inconscient ». Dès l’Antiquité, les songes étaient considérés, dans diverses traditions culturelles, comme des messages du plan divin (somnia a deo missa). Dans cette ligne, une certaine tradition philosophique et littéraire a accordé elle aussi une valeur quasi métaphysique au rêve, voyant en lui l’accès à un univers de réalités autres qu’empiriques. Longtemps avant Freud et Jung, Swedenborg, Lichtenberg et Jean Paul, Novalis et Hoffmann, parmi bien d’autres, avaient reconnu la valeur des productions nocturnes de l’esprit et s’étaient interrogés sur leur sens. Outre ce qu’elle doit aux matériaux apportés par ses patients, la théorie du rêve propre à Jung s’inscrit dans une tradition d’attention au rêve représentée par de nombreux philosophes et écrivains. Par ailleurs, l’expérience qu’il avait acquise de la vie et de la pensée des cultures dites « primitives » ainsi que sa familiarité avec l’ethnologie de son temps, lui a fourni un fondement de plus pour sa théorie du rêve.

L’originalité de la conception jungienne du rêve provient de ce que, tout en intégrant l’apport freudien, il a fait siens les concepts de la métaphysique du rêve. Ainsi, l’origine « divine » attribuée au rêve par les cultures traditionnelles n’est pas dénoncée par Jung comme pure superstition irrecevable dans le contexte culturel moderne, postérieur aux Lumières. S’il reconnaît la valeur du mythe comme discours sur la réalité, c’est dans le nouveau contexte épistémologique créé par la psychanalyse; les projections sur la sphère divine et sur celle de la nature, apanage des âges précédents, sont retirées, et leurs contenus sont attribués à l’âme elle-même. La sphère divine devient ainsi le symbole d’une possibilité de surconscience dont l’individu dispose potentiellement, et que l’écoute de l’inconscient permet de réaliser. Le rêve avait acquis dans la psychologie du XIX’ siècle d’orientation romantique le statut d’un discours tenu par l’inconscient – dont la notion n’avait pas été découverte par Freud, mais bien par les théoriciens romantiques. Fr. W. Schelling, Carl Gustav Carus, puis Eduard von Hartmann avaient conçu un inconscient « métaphysique », modèle philosophique de ce que Jung appellera l’inconscient « collectif ».

Le milieu culturel dans lequel Jung avait grandi et fait ses études était profondément imprégné de la pensée de l’idéalisme allemand et de la pensée romantique. Or le romantisme a été l’un des grands moments de valorisation du monde onirique, non seulement du rêve individuel, mais des aspects dits « nocturnes » de la réalité, englobant tout le champ de l’irrationnel. Pierre Solié a souligné à juste titre que les mouvements de contestation de l’ordre culturel établi, les mouvements d’avant-garde subversifs sur le plan de la
vision de l’homme et de la créativité que furent et le romantisme et le surréalisme se sont réclamés du rêve. Les romantiques allemands avaient donné au rêve le statut d’une instance de lien entre l’homme et les deux grandeurs incommensurables à sa conscience diurne que sont la nature et le divin. Le rêve devenait le lieu d’expression d’une psycho-théo-cosmologie, c’est-à-dire d’une aperception holistique de l’univers au centre duquel l’homme–microcosme était en mesure de percevoir comme non disjoints les plans de la réalité, ce à condition d’accorder son attention aux messages issus de cette autre forme de conscience qu’est le rêve. Peu avant le romantisme même et préparant son terrain, été née en Allemagne une tradition scientifique d’étude du rêve, celle de la « science empirique de l’âme », fondée par le psychologue et théoricien de l’esthétique et de l’éducation Karl Philipp Moritz (1756-1793).

Pour le premier romantisme allemand, né au tournant du XIX’ siècle, le rêve est issu d’un univers parallèle à la conscience et dans lequel le sujet se meut à son insu, et cet univers est le lieu d’un savoir supérieur. « Chaque rêve, écrit Novalis, fût-il le plus confus, n’est-il pas un phénomène extraordinaire qui, même si l’on n’y voit pas un message divin, n’en est pas moins une déchirure révélatrice dans le voile mystérieux qui tombe, avec ses mille plis, sur notre vie profonde? » Le rêve sera bien pour Jung « phénomène extraordinaire » et « déchirure révélatrice », sa discontinuité avec le langage de la conscience diurne est le premier trait qui le caractérise. Extraordinaire par rapport à la conscience diurne, habituelle, il frappe par son contraste avec elle et révèle des aspects de la réalité qu’elle ignore.

Les romantiques concevaient le rêve dans le cadre d’une philosophie de l’histoire de structure tripartite (sans doute pénétrée d’éléments de réception de la théorie indienne des yuga): à un âge d’or, dans lequel le rêve était le mode habituel de la conscience et où la révélation des mystères s’opérait naturellement, succède un âge d’occultation de cette révélation, la Chute, au cours duquel les messages du plan supérieur doivent être déchiffrés dans la Nature (à l’extérieur) et dans le rêve (à l’intérieur), enfin, l’utopie d’un âge à venir qui sera celui de la restauration de l’état originel, et qui est préparé par ceux qui, dans le second état, demeurent capables de communiquer avec le plan supérieur. Cet aspect utopique de la théorie romantique du rêve a lui aussi connu une postérité chez Jung: l’homme « s’individuant », capable d’intégrer le message de ses rêves à sa conscience – ce en quoi consiste proprement la « confrontation avec l’inconscient » – est à même d’échapper aux conditionnements par la conscience collective et représente un type d’humanité plus évoluée.

A l’occasion, Jung lui-même reconnaissait volontiers la filiation de ses vues avec celles des romantiques “Toute psychologie pour laquelle la connaissance de l’âme se fonde sur l’expérience vécue est au sens historique « romantique » et « alchimique »”. Il n’a pas manqué d’être considéré pour cela comme le tenant de conceptions révolues et superstitieuses. Mais s’il se tourne vers des conceptions pré-scientifiques de la vie psychique, c’est afin de les réinterpréter dans le cadre d’une psychologie empirique et d’une vision scientifique qui est celle de son siècle. Le romantisme avait représenté l’un des grands moments d’essor des recherches sur les facultés non rationnelles de l’être humain. Des contes et romans comme ceux de E.T.A. Hoffmann proposaient un système complexe de représentations du psychisme inconscient qui anticipait les théorisations ultérieurement élaborées par Freud et Jung.

Toutefois, les références aux romantiques restent généralement implicites dans l’oeuvre de Jung, faisant partie du fonds culturel dans lequel il a été formé. En revanche, il se réfère explicitement aux travaux de l’ethnologie de son temps et aux recherches sur les cultures dites « primitives ». Primitifs et romantiques ont ceci en commun qu’ils attribuent à l’homme rêvant une possibilité de connaissance métaphysique. […]

Les trois fonctions principales que Jung attribue au rêve, – la fonction compensatoire (d’information sur l’autre face », inconsciente, des choses) la fonction prospective ou téléologique (le message non causal, mais final du rêve) et la fonction prophétique (de divination) – sont présentes dans les discours romantiques sur le rêve. […]”

Revue Française de Yoga, n°17, « Rêver », janvier 1998, pp. 125-142.

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