Le sacre du corps
Publié le 16 juillet 2004
En tant que don du ciel nous permettant d’entrer en contact avec le divin, le corps devrait être considéré comme un ami et être traité par nous comme il le mérite. Ainsi, le corps ne doit être ni oublié, ni stigmatisé mais aimé. Si nous ne sacralisons pas notre corps, nous perdons le contact avec la réalité, nous nous appauvrissons et nous rompons le lien avec le divin.
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LE CORPS INCARNÉ
Nous sommes donc « en vie » parce que nous en avons eu, et continuons d’en avoir, «envie»… « Vos désirs attirent et créent votre vie », dit fortement Swâmi Prajnânpad, qui précise même, avec un extraordinaire réalisme, les termes du « contrat » qui lie l’âme et le corps. « De même que vous allez à différents endroits selon les désirs que vous avez, de la même façon l’âme individuelle (jîva) va d’une vie à l’autre en fonction de ses désirs. Aussi longtemps que son association avec un corps reste dans des conditions favorables pour la satisfaction de ses désirs, elle reste avec ce corps, mais quand elle réalise qu’elle ne peut placer aucun espoir dans le corps existant, alors elle l’abandonne et en adopte un autre plus favorable et c’est ce qu’on appelle la vie et la mort » (cité par Daniel Roumanoff dans sa biographie de Swâmi Prajnânpad).
S’incarner, étymologiquement, c’est entrer dans une chair ; c’est prendre pour véhicule de toute une vie un corps, son corps. La pensée religieuse de l’Inde souligne qu’il n’y a aucune évolution possible – y compris spirituelle – sans le support d’un corps. Entre deux vies, il n’y a pas d’évolution. «Je crois que la vie désire se vivre en nous, écrit Gilles Farcet dans La ferveur du quotidien. Pour accomplir son dessein, s’adonner à son jeu dérisoire et sublime, il lui faut se vêtir de l’inépuisable variété des visages, qui tous se ressemblent et sont tous différents. »
Le corps est donc, dès le départ et pour toute notre vie, la réalité du moment. La base. Toute notre vie tourne autour du corps, est centrée sur lui. Naître… grandir… être malade, ou en bonne santé… se nourrir.., se désaltérer.., se reposer… être amoureux.., avoir un enfant… être jeune… être vieux.., être mort… C’est le corps, toujours le corps qui est concerné. Impossible, par ailleurs, de quitter ce corps avant l’heure, sauf en de brefs instants de sommeil, de méditation, de coma ou d’expériences hallucinogènes. On peut comprendre que la découverte ou l’expérience – vertigineuse – par l’être humain de son corps-prison le conduise parfois à des actes de désespoir, allant jusqu’au suicide.
Sur ce corps « incontournable », le regard du yoga est une véritable conversion. Don de la vie et pour la vie, le yoga nous invite, selon son expression, à vivre le « corps des dieux » dans l’homme. Paul Masson-Oursel note justement, dans son ouvrage Le yoga (P.U.F.): « On ne se libère pas à l’encontre de l’organisme, mais en découvrant et en développant les ressorts de son fonctionnement. » Dès les premiers pas, le hatha-yoga est une voie de connaissance. Le corps est à vivre. Pleinement. A assumer. Totalement. A transformer en profondeur, à travers l’expérience de l’énergie/conscience, les deux facettes indissolublement liées d’une même réalité.
Or ce corps est une création incroyablement complexe, raffinée, mystérieuse à l’instar de l’existence. Les chiffres de sa structure, déjà, donnent le tournis: mille milliards de cellules par kilo de poids. Si vous pesez soixante-dix kilos, cela fait donc 70 000 milliards de cellules à gérer! Des savants américains ont calculé que, si une usine devait s’acquitter du fonctionnement normal d’un corps humain, elle devrait occuper une surface au sol de six kilomètres carrés et le bruit qu’elle ferait serait tel qu’on l’entendrait jusqu’à cent soixante kilomètres à la ronde!
Miracle de la synthèse humaine habitée d’un tel silence …
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LA MORT
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En Occident; la mort est aujourd’hui largement évacuée de la vie sociale. On ne meurt presque plus « chez soi » et très nombreuses sont les personnes qui n’ont jamais accompagné un mourant dans ses derniers instants. Paradoxe : la mort est omniprésente – même chez les plus jeunes enfants – à travers le spectacle de l’universelle violence que charrie le monde de l’image. De toute façon, c’est la vision même de la mort qui est faussée. Si l’on demande à un Occidental quel est le contraire de la mort, il répond: « la vie ». A cette même question, l’Indien, même très jeune, répond: « la naissance ». De fait, la mort n’est en rien opposée à la vie. Elle s’y trouve totalement et en permanence incorporée, dès notre naissance même. Elle est ce qui permet aux formes de naître, de se développer et de disparaître. Elle est ce qui protège la vie et lui permet de se renouveler. La naissance est l’origine de la mort, comme la mort est la condition de la naissance.
Ainsi, tant que l’on n’accepte pas la mort – y compris sa propre mort -, on demeure un vivant partiel, un être incomplet, habité de peurs récurrentes et, de ce fait, inapte aux grandes expériences existentielles qui mettent en péril l’ego. Car toute peur de vivre est, ultimement, peur de la mort. Tant que la mort n’est pas ressentie comme un processus de la vie, comme un passage de plus, on ne peut aucunement se réconcilier avec les polarités de l’existence, dont les alternances sont autant de « petites morts ». L’erreur majeure est de voir notre mort comme la fin de la vie, de toute vie. La mort accompagne notre vécu tout au long. Il est essentiel de s’accoutumer, homéopathiquement, pourrait-on dire, à sa présence génératrice de renouveau, de renaissance. Car dans l’optique réincarnationniste, la mort est une ponctuation dans la longue succession des existences. Elle n’ouvre pas sur un quelconque néant, mais sur une naissance de plus, ou sur la ré-intégration de l’être dans son principe divin créateur.
Mais, au fond, ce dont l’homme a peur face à la mort, c’est de la souffrance et de l’inconnu. Vis-à-vis de la souffrance, les progrès médicaux ont beaucoup apporté, mais ce qui manque encore, cruellement, c’est la sensibilité à la souffrance de l’autre. Nos propres souffrances ont ainsi valeur « initiatique »: elles nous introduisent à la compréhension de celui qui souffre. Vis-a-vis de l’inconnu, la seule attitude utile est de cultiver l’ inconnu » délibérément, chaque fois qu’on le peut dans son quotidien et d’avancer dans la confiance.
Et puis, et surtout, il faut rendre sa part d’intériorité à l’homme constamment tourné vers l’extérieur et ses impératifs. Il faut retrouver les chemins de l’être et fréquenter ses parages qui ne le cèdent en rien à la beauté du monde manifesté. « II n’y a, me semble-t-il, d’aventure vraie que religieuse au sens étymologique du terme, écrit Gilles Farcet dans La ferveur du quotidien, si profanes puissent paraître, de prime abord, certaines entreprises… Tous aspirent à se relier. Vous et moi, nous brûlons de nous sentir être, de nous éprouver vivant, vraiment vivant, autrement dit à la fois présent et absent, en prise avec un « je » qui n’est pas nous-même mais en lequel, cependant, nous nous reconnaissons pour ce que nous sommes réellement. » A notre mort, en effet, rien ne nous est laissé. Seule la part de paix, de sérénité, de joie que nous avons su retrouver en nous perdure parce qu’elle ne dépend plus de causes externes.
« II y a dans certaines formes de yoga, écrivait Mircea Eliade, un effort désespéré de resacralisation de l’existence. » Or la mort est une des expériences les plus sacrées qui soient. En rendant au corps et à l’existence leur vraie place, qui est sacrée, la mort n’apparaît plus comme la fin de la vie mais comme son faîte. Certains êtres nous montrent, aujourd’hui comme hier, qu’on peut même en faire, parfois, une fête de l’être. Quand la vie a été pleinement vécue, la mort se vit comme une des modalités du vécu et sans doute la plus haute. Dans cette expérience qui est nôtre, retournons donc, sans cesse, à notre socle corporel où s’enracine toute vie. «J’insiste, écrit Rajneesh à un disciple: reviens au corps et redécouvre le. plaisir de ses mouvements, de ses mouvements les plus simples. Fais-en une méditation et cela t’enrichira au-delà de tout ce que tu peux imaginer. »
Laissons, pour conclure, la parole à l’un de nos saints les plus « affinés » dans ses rapports avec toutes les formes d’existence: saint François d’Assise. Au moment de mourir, c’est vers son propre corps qu’il se tourne et c’est à lui qu’il adresse ces paroles bouleversantes d’humilité: « Tu m’as tellement aidé ! Mais moi, dans mon ignorance, je t’ai parfois malmené.Je t’ai même traité avec hostilité. Pourtant, tu étais mon ami et grâce à toi, j’ai progressé vers l’état de conscience qui est le mien. » »
Les chemins du corps
pp. 191-202