Le Monde du Yoga

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Le serpent en Asie

par Cécile Andriot | Publié le 29 avril 2004

A côté des serpents ordinaires, existent les naga, ces serpents craints et adorés à la fois, parce qu’ils détiennent d’importants pouvoirs. Présents dans les mythes cosmogoniques hindous, ils occupent une large place dans les mentalités indiennes : objets de rites et de célébrations, ils sont considérés comme des manifestations de la puissance divine.

Le serpent est un animal qui a toujours fasciné. Le sentiment qu’il inspire est mêlé d’admiration et de crainte. Par son aspect physique, il se trouve à l’opposé de l’être humain, « scandaleusement simple ». En effet, il n’a pas de poils, pas de plumes, pas de pattes, pas d’os, pas d’odeur, pas de chaleur, pas de voix, son sang n’a pas de couleur et l’animal ne laisse pas de trace reconnaissable. Il n’a pas de forme significative, son corps pouvant s’étirer comme une grande horizontale, décrire des vagues, dessiner un cercle ou une spirale, ou même se disposer en un enchevêtrement de noeuds. Il est insaisissable, vivant à la fois dans l’eau, dans la terre et dans les arbres. Il entretient des liens avec les trois mondes aquatique, souterrain et céleste.

En Occident, on a surtout insisté sur l’aspect maléfique du serpent, incarnation du mal ; en Asie, en revanche, il semble que l’aspect bénéfique soit de loin le plus important. Cependant, l’ambivalence est présente. Le serpent le plus répandu en Inde est le cobra, animal de la famille des Elapidés dont la morsure est extrêmement venimeuse et souvent mortelle. La peau de son cou est extensible et peut se gonfler lorsque l’animal est en proie à l’excitation, formant une sorte de collier aplati. Cette caractéristique physique va entraîner un certain type de représentation dans le monde indien. Les cobras provoquent chaque année la mort de milliers de personnes et, cependant, la vénération qu’on leur porte est très grande. Cette vénération est complexe: elle mêle à la fois la dévotion directe envers l’animal, ennemi le plus mystérieux de l’homme, le culte des divinités des eaux, mais également des conceptions plus élevées, proches des mythes relatifs à la cosmogonie védique, le serpent étant le support du monde.

La mythologie indienne accorde une place importante au serpent, qu’il soit bénéfique ou maléfique, et lui attribue de nombreuses fonctions que l’on retrouvera dans une certaine mesure avec le bouddhisme. Enfin, cette vénération qui plonge ses racines dans un fonds de croyances très ancien se manifeste par un culte populaire toujours vivant.

LE SERPENT DANS LA MYTHOLOGIE INDIENNE

Théoriquement, il existe une distinction entre les serpents ordinaires appelés sarpa et les serpents mythiques nommés nâga. Cette distinction n’est pas toujours claire mais elle correspond à l’idée brahmanique que chaque catégorie d’êtres est régie par une divinité (ou un groupe de divinités) qui ressemble aux êtres en question, mais s’en distingue aussi par des caractéristiques proprement divines. Les nâga seront alors souvent représentés en Inde et dans les pays indianisés sous l’aspect de serpents aux multiples têtes ou sous l’aspect d’un homme dont la partie inférieure se termine par une queue de serpent et dont la tête est auréolée d’un capuchon de plusieurs têtes de serpent, ou enfin sous un aspect complètement anthropomorphe. Dans ce cas, le corps humain est souvent placé devant un serpent dressé, déployant ses nombreuses têtes. Les nâga étant des êtres divins, ils sont accessibles aux prières des humains et peuvent donc s’allier à eux. Les nâga peuvent récompenser ceux-ci par le don d’une richesse ou, au contraire, les punir par un terrible poison. […]

Shesha et Ananta

Dans la littérature védique, le serpent des profondeurs est nommé Ahi-budhnya. On le retrouve encore dans le Mahâbhârata où il est associe à l’or des profondeurs comme soutien du monde. Cependant, dans l’épopée, ce rôle a tendance à être assumé par un autre nâga, Shesha.

Shesha, parfois appelé Ananta, était un serpent ascétique qui s’était désolidarisé de ses frères sanguinaires et vengeurs pour mener une vie d’austérités et de contemplation. Le dieu Brahmâ, touché par son zèle, lui confia alors la tâche de soutenir le monde. C’est lui qui soutint le mont Mandara lors du Barattage de l’Océan de lait ; c’est sur les replis de son corps que repose le dieu Vishnu après un cycle cosmique et avant une nouvelle création. Le thème de Vishnu sommeillant sur Shesha ou Ananta fut souvent sculpté en Inde. Sur le petit temple Dashavatâra de Deogârh, nous pouvons voir le dieu allongé sur le corps du serpent replié de façon à offrir une couche, tandis que le capuchon aux multiples têtes se déploie derrière et au-dessus de la tête de Vishnu […] .

Shesha et Ananta étaient peut-être à l’origine deux serpents distincts, puis ils furent confondus. Ananta signifie « celui qui n’a pas de fin », an-anta. C’est donc l’éternité. Il est étroitement lié à Vishnu ; un temple lui est dédié à Trivandrurn dans le Kerala.

Vishnu, dont la fonction est de préserver le monde, intervient sous la forme de « descentes » ou avatâra. Pour sauver la déesse-terre engloutie sous les eaux, il prit la forme d’un sanglier, Varaha, et de son groin il plongea à sa recherche. Il hissa la déesse à l’extérieur des eaux en posant le pied sur la tête d’Ananta.

Un yogi mi-homme, mi-serpent, appelé Patanjali, est considéré comme une incarnation d’Ananta-Shesha et certains l’identifient au sage légendaire Patanjali à qui l’on attribue les Yoga sûtra. Il est également lié au dieu Shiva, jouant un rôle important dans la légende de la danse de ce dieu à Cidambaram. Il aurait contribué à la création de la danse Darûvana, « violence-et-joie » – qui procure aux fidèles félicité -, après avoir soumis un tigre et un cobra issus du feu sacrificiel et infligé une sévère leçon aux ermites de la forêt trop prétentieux.

Vâsuki

Si Shesha est l’ascète pieux, le serpent Vâsuki assume, quant à lui, la souveraineté de l’espèce. Dans l’Adiparvan, il s’efforce de sauver sa race du sacrifice dont elle est menacée par Janamejaya. Il est le souverain de la cité des nâga, Bhogavatî, parfois localisée dans le Sud, parfois mentionnée comme le nom d’une rivière, « celle qui se courbe », identique à Sarasvatî. Dans la bataille du Kurukshetra, il est à côté d’Arjuna.

C’est également Vâsuki qui sert de corde autour du mont Mandara lors du Barattage de l’Océan de lait. Dieux et démons ne sont pas immortels selon les conceptions indiennes du temps. Ceux-ci se sentant faiblir, voulurent boire un peu de liqueur d’immortalité amrita. Pour cela, il fallait baratter l’Océan de lait. Le mythe cosmique raconte comment le mont Mandara, qui est un des quatre étais du mont Meru, axe du monde, fut arraché pour servir de baratton. Le serpent Vàsuki offrit son corps et s’enroula autour du mont Mandara. Les dieux l’attrapèrent d’un côté, les démons de l’autre et tous entreprirent le Barattage. Cependant, le vase contenant le lait s’enfonçait dans les abîmes. C’est alors qu’une gigantesque tortue, Kûrma, apparut, autre avatâra de Vishnu, et permit, grâce à sa carapace, la poursuite de l’opération. De ce barattage jaillirent de nombreuses richesses:

outre l’amrita, la déesse de la Fortune Laksmi et le cheval merveilleux Uccaiçrava, un poison que but Siva pour en préserver le monde. Ce thème fut souvent représenté dans les pays indianisés. On le voit notamment sculpté sur les frontons de nombreux temples khmers. De part et d’autre de la montagne, représentée comme un pilier enfoncé dans un vase symbolisant l’Océan de lait, dieux et démons tirent sur une grosse corde qui n’est autre que le serpent Vâsuki. Le vase est soutenu par la tortue Kûrma, mais Vishnu est à nouveau représenté enlaçant le mont Mandara. La déesse des richesses et le cheval merveilleux se distinguent près de l’embouchure du vase. Ce thème fut également sculpté en trois dimensions à Angkor où les nâga-balustrades sont portés par des géants agenouillés de part et d’autre des allées processionnelles menant au Temple central, considéré alors comme le mont Mandara […] .

Shesha-Ananta est étroitement lié à Vishnu, en revanche Vâsuki est associé à Siva. Il est dit s’enrouler autour du cou du dieu. En effet, Siva en tant qu’ascète suprême a des liens avec le serpent qui n’a reçu du créateur que le vent pour nourriture. Le serpent peut être considéré comme le symbole de l’ascétisme.

Le serpent a également pour fonction le support du monde. Le folklore indien rattache Vâsuki à la légende du pilier de fer de Delhi. Il s’agit d’un porte-étendard consacré, à l’époque Gupta, à Vishnu et actuellement situé non loin du Qutub Minar. Selon la tradition, le pilier repose sur la tête du serpent Vâsuki pour assurer la stabilité du royaume. Un roi incrédule voulut arracher le pilier du sol et la base apparut souillée du sang de l’animal. Par la suite, il fut impossible de refixer correctement le pilier et, peu après, de nombreux malheurs déferlèrent sur le royaume qui fut finalement envahi par les Musulmans. Dans de nombreux pays d’Asie, les rites de fondation des maisons, comme des bâtiments civils ou religieux, témoignent de cette croyance en un serpent soutien du monde. Il s’agit souvent de clouer la tête du serpent par une pierre pour assurer la stabilité de l’édifice. Des livres de rituels domestiques décrivent les rites à accomplir pour la construction d’une maison et les offrandes destinées aux régents des dix régions. Vâsuki est mentionné comme le régent des régions inférieures.

Serpents maléfiques

Le nâga est aussi un animal destructeur qui possède un poison souvent comparé à un feu brûlant capable de tout réduire en cendres, l’aspect igné l’emportant sur l’aspect aquatique. Tel est le cas du serpent Takshaka décrit dans l’épopée:

Au cours d’une chasse, le roi Parîkshit rencontra un ascète brahmanique qui avait fait voeu de silence. Il ne répondit à aucune des questions que lut posa le roi et celui-ci fut très vexé. Pris de colère, il lança un serpent mort à la tête du sage. Le fils de l’ermite, ayant appris l’offense faite à son père, jeta sur le roi un sort terrible: Parîkshit serait conduit au royaume des morts sept jours plus tard par le maître des serpents, Takshaka. Le palais du roi fut donc fermé et toutes les précautions prises afin de protéger le souverain. Cependant, le septième jour, au coucher du soleil, la prédiction se réalisa: on offrit au roi Parikshit un fruit dans lequel Takshaka était dissimulé sous la forme d’un ver et, à peine le roi avait-il porté le fruit à la bouche, que le nâga râja reprit sa forme véritable. Il mordit le roi impie et la violence de son poison réduisit le palais en cendres. Pour venger son père du nâga raja, Janamejaya, fils de Parîkshit, offrit alors un grand sacrifice qui devait exterminer tous les serpents, conformément à la prédiction de Kadrû, mère de ceux-ci. Cet aspect igné et maléfique du serpent se retrouve dans les légendes bouddhiques.

Si le nâga possède un pouvoir destructeur, on considère parfois qu’if n’est pas le responsable direct du poison qu’il administre, étant un être divin, mais que ce sont ses messagers (dûta) qui se chargent de ce rôle.

La Garuda Upanishad nous apprend en effet que lorsqu’une personne souffre d’une infection, c’est qu’elle a été frappée par le messager d’un nâga. Par la prière adressée au nâga, on peut obtenir de celui-ci qu’il agisse contre ses messagers pour anéantir le mal. […]

Revue Française de Yoga, n°6, « Postures d’extension sur le ventre », 1992 , pp. 139-166.

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