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Le symbolisme de l’architecture gothique : équilibre et élan vertical

par Jean Marchal | Publié le 17 mars 2004

Les fondations d’une cathédrale gothique doivent être assez fermes pour supporter ces fleches qui la surplombent et désignent le ciel. De même, l’homme doit d’abord trouver son équilibre sur terre, avant de goûter à l’enthousiasme du ciel. De la cité terrestre à la Jérusalem céleste, les cathédrales montrent la voie.

[…]

C’est vers 1140 qu’apparaît en lIe de France, à St-Denis, ce style que nous appelons gothique depuis le XVIIè siècle, mais que les contemporains en Europe nommaient « style français » (Opus francigenum). Le choeur de cette nouvelle cathédrale de St-Denis, inauguré solennellement en présence du roi de France, de sa cour et de l’assemblée des évêques, stupéfia et enthousiasma l’assistance par sa nouveauté, son audace, l’accent mis sur l’élan vertical, l’équilibre inédit réalisé entre les dynamismes des poussées des voûtes et des contre-poussées des appuis extérieurs bref, par son aspect complètement révolutionnaire par rapport à
tout ce qui s’était fait jusque-là. […]

Si les cathédrales et églises gothiques réalisent ainsi le plus beau symbole visuel de la Jérusalem céleste de l’Apocalypse, elles symbolisent aussi parfaitement l’état du sage, chez qui le conflit entre les dynamismes pulsionnels (résultant de notre origine terrestre) et les aspirations à retrouver la conscience de notre nature céleste a disparu.

En effet les poussées des voûtes dirigées vers le bas, forces « tamasiques » déterminées par la pesanteur de la matière et menaçant de faire crouler tout l’édifice, sont harmonieusement canalisées par les bras d’ogive et équilibrées par les arcs-boutants, qui rythment et allègent extérieurement le volume de la cathédrale. Cette maîtrise des poussées vers la terre symbolise la maîtrise des pulsions et désirs terrestres qu’a réalisée l’éveillé, parvenu à « l’état sans désir » et à la liberté parfaite par rapport à la tyrannie des pulsions (poussées) élémentaires.
D’autre part, l’élan vertical ascensionnel des murs et colonnettes à l’intérieur, et à l’extérieur des pinacles et les flèches, élan « sattvique », évoque clairement la liberté enfin donnée aux aspirations à une conscience « céleste », conscience de la continuité du cosmos et de la vie, qui peut s’épanouir â l’infini comme un ciel sans nuage.

Enfin, nous l’avons vu, la transparence des murs et l’intérieur baigné de lumière traduit dans le langage des formes la transparence à la transcendance qui est l’état de l’être humain ayant pleinement réalisé sa nature ultime, le Soi.

Tout celà explique l’extraordinaire sentiment de bonheur et de plénitude que l’on peut éprouver en pénétrant dans une cathédrale gothique relativement préservée des dégradations ou destructions du temps et des hommes. il en existe encore beaucoup en France, berceau de leur origine, comme Sens, Chartres, Bourges, Paris, Le Mans, Amiens, Troyes, Strasbourg, Coutances, Sée, Clermont- Ferrand etc.

Ces cathédrales délivrent à ceux qui savent les voir avec l’oeil du coeur une « influence spirituelle » (« spiritualis onctio » dit la prière « Veni Creator Spiritus ») qui réveille et dilate notre esprit endormi, pacifie nos émotions et nous touche dans un sentiment d’une qualité numineuse inexprimable. En fait, toute cathédrale est un véritable condensateur d’influences spirituelles rendant visibles des influences issues du monde invisible de l’Esprit. Son ordre savant, régi par la science traditionnelle du sens spirituel des nombres et des formes géométriques, révèle à nos yeux l’ordre invisible sous-jacent aux apparences de l’univers. Ces apparences qui seules sont perceptibles à nos yeux de chair nous cachent, à l’état ordinaire, cet ordre céleste. Celui-là est rendu visible par cette architecture de façon analogue à un poste de télévision qui donne forme visible aux ondes hertziennes émises par la station émettrice, et qui resteraient invisibles sans la médiation du poste.

Ainsi la cathédrale est elle un « symbole opératif » qui ouvre notre esprit à sa nature originelle.

Au peuple du Moyen-Âge ignorant l’écriture (mais aussi à nous encombrés de notions futiles) elle délivre un enseignement précis et essentiel. Enseignement religieux par les figures représentées et les histoires racontées par ses vitraux et statues. Mais aussi enseignement métaphysique par son orientation générale vers le céleste, qui relativise les désirs, élève le vouloir et pacifie le mental.
Affranchissant la matière de sa pesanteur par l’élan vertical, transmutant son opacité en transparence dans le verre, elle tend à libérer notre esprit de ses pesanteurs et de son opacité à la transcendance. […]

Cette transcription en langage architectural de la grandeur spirituelle de l’être humain va s’achever avec la fin du gothique. L’effondrement du choeur de Beauvais préfigure, vingt-huit ans à l’avance, celui de l’ordre chrétien médiéval, de son « Dharma ». Celui-ci fut détruit en 1312 avec l’ordre du Temple, gardien de la grandeur et de l’intégrité de cette civilisation, par le roi de France Philippe le Bel. Dès lors, en un ou deux siècles, la rationalité exclusive, l’humano-centrisme et le centralisme étatique vont s’assurer la maîtrise totale du psychisme des Occidentaux. A une recherche architecturale tournée vers l’affirmation de la grandeur spirituelle de l’homme va succéder, à la « Renaissance », celle d’une grandeur et d’une puissance purement extérieures, élaborant des formes vaines et dénuées de tout sens spirituel qui finira par enfanter la mégalomanie paranoïaque de notre siècle. Dés lors, l’architecture des sanctuaires allait devenir inévitablement de plus en plus profane, tournée vers le terrestre, dominée par la pesanteur, mettant l’accent sur l’intéressant, le surprenant, le compliqué, le contourné d’un art baroque accumulant les détails vains, les formes tordues ou décentrées, etc… On n’avait plus que mépris pour ces cathédrales orientées, centrées, ordonnées par les nombres sacrés, élancées vers le ciel et donc « sattviques », unifiées à l’intérieur par l’harmonie et le rythme des colonnes et colonnettes et à l’extérieur par les arcs-boutants, illuminées par les vitraux, bref les plus belles images jamais faites pour illustrer la Jérusalem céleste de l’Apocalypse.

Notre époque a retrouvé l’élan vertical, mais perverti dans la glorification d’une puissance purement matérielle, inaugurée par la tour Eiffel, vide de sens, à laquelle Lanza del Vasto a consacré un poème. […]

D’une façon plus générale, c’est toute notre civilisation matérialiste refoulant l’Esprit qui est actuellement en pleine folie et menacée d’une destruction cataclysmique. Les grandes églises gothiques sont toujours là pour la plupart, ayant traversé plus de sept siècles d’une histoire convulsivement agitée, pour nous rappeler cette évidence : Il n’est de stabilité et de paix pour une société que dans l’équilibre harmonieux entre ses besoins matériels, « terrestres », et ses aspirations à un ordre spirituel, « céleste ». Cet équilibre s’appelle en Inde « Dharma », mot qui signifie aussi bien « ordre » que « loi » (qui permet le maintien de cet ordre). Arcs-boutants et contreforts des cathédrales gothiques symbolisent l’aspect « loi » du Dharrna qui « quand il est protégé, protège, et quand il est détruit, détruit, comme il est dit dans le Mahabharata. Cet ordre socio-religieux n’existe que s’il reproduit l’ordre céleste, comme l’ont fait dans le langage des formes les temples de toutes les civilisations animées par une tradition religieuse ou métaphysique : et chez nous, éminemment, l’ordre gothique et ses églises. […]

Revue Française de Yoga, n°12, « L’étirement postural », 1995, pp. 179-195.

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