Le symbolisme du dos
Publié le 17 septembre 2003
Chargé de sens et d’images, le dos renvoie à ce qu’il y a de caché à l’homme, et de caché en l’homme. Mais aussi à ce qu’il y a d’essentiel en lui, en témoigne l’importance du DO MO en médecine chinoise. Menée plus profondément, l’étude du symbolisme du dos rappelle que ce qui est caché et essentiel en l’homme, finalement, c’est le sacré.
« […]Bref, notre expérience de l’espace implique toujours ce fait incontournable: ce qui se passe dans notre dos ne nous est pas visible, d’où un premier aspect du symbolisme du dos, qui est le côté du corps tourné vers le non-visible, c’est-à-dire l’inconscient, ce qui échappe à notre conscience habituelle. Ce qui se passe derrière notre dos représente donc ce que nous ignorons de nous-mêmes, notre « ombre ».
Cet aspect du symbolisme du dos s’exprime parfois dans les rêves et aussi dans bien des expressions populaires. Ainsi, « faire quelque chose dans le dos » de quelqu’un, c’est agir à son insu. « En avoir plein le dos », c’est plier sous le poids de problèmes dont la solution échappe à notre conscience rationnelle et qui souvent s’expriment dans le langage du corps sous la forme d’un « mal au dos », « tourner le dos à un problème », c’est refuser de le voir et de l’ »affronter » (vision par le front, par l’avant), refus qui nous fait « plier l’échine ».
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Un autre aspect du symbolisme du dos est celui qui associe l’arrière au passé et l’avant à l’avenir. Le passé, c’est ce qui a été mais n’est plus, et « se retourner sur son passe » est d’un certain point de vue dangereux, en ceci que nous sommes alors exilés du moment présent.
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Cette nocivité du « retournement vers le passé » s’illustre par exemple dans le mythe d’Orphée. Ayant perdu Eurydice ravie par la mort à son amour, il réussit par ses supplications à convaincre les dieux de lui rendre sa bien-aimée. Ceci lui fut accordé à la condition expresse que, l’ayant cherchée à la sortie des enfers et la précédant dans ce retour à l’existence terrestre il ne se retourne jamais sur elle pendant tout ce trajet. Incapable de résister à la tentation de la regarder, en se retournant il perdit instantanément ce qu’il venait de reconquérir.
De même, Lot, sa femme et ses deux elles furent conduits par deux anges hors de Sodome, la ville pervertie, avant sa destruction par la puissance divine, avec cet avertissement « Debout ! Sauve-toi, sur ta vie, ne regarde pas derrière toi et ne t’arrête nulle part dans la plaine, pour n’être pas emporté » (Genèse, XIX, 15), « Or, la femme de Lot regarda en arrière et fut changée en colonne de sel » (Un, XIX, 25).
Cette empreinte du passé (ce qui est derrière nous, dans notre dos) sur toutes nos perceptions et conceptions présentes et sur les comportements qui en découlent, correspond à ce qu’en Inde on appelle samskara, traces inconscientes laissées en nous par les expériences de notre lointain passé. Ces samskara s’expriment par les vasana, tendances irrésistibles à répéter des comportements inadéquats qui nous interdisent de répondre de façon juste et adaptée à ce que chaque situation existentielle nous demande. […]
L’aspect le plus important du symbolisme du dos chez l’homme est lie à sa verticalité. L’homme est en effet le seul mammifère à port complètement vertical, spécificité directement associée au fait qu’il est le seul être vivant doué d’une conscience reflétant la Conscience divine. Or, c’est la colonne vertébrale qui est porteuse de cette verticalité, colonne au sens plein du terme: soutien vertical d’une structure élancée vers le ciel […]
La colonne vertébrale ainsi constituée, milieu du dos, réalise une structure métamérique faite d’un axe central (vertèbres et moelle épinière) traversant des plans horizontaux virtuels successifs et d’où émergent à chaque étage des nerfs spinaux. Ceux-ci portent l’influx nerveux moteur dans tous les territoires moteurs du corps et, en sens inverse, les stimuli sensitifs vers les centres cérébraux.
Cet axe central, le névraxe, constitué de l’encéphale et de la moelle épinière, transmet donc une énergie centrifuge yang, motrice, et une énergie centripète yin, sensitive, qui animent l’ensemble de l’organisme humain.
Il exprime le même archétype que l’épisode biblique de l’échelle de Jacob (Genèse, 28, 11 à 19). Jacob endormi rêve : « Voilà qu’une échelle était plantée en terre et que son sommet atteignait le ciel, et des anges de Dieu y montaient et descendaient … » « . Et Yahvé lui dit « La terre sur laquelle tu es couché, je te la donne à toi et ta descendance qui deviendra nombreuse comme la poussière du sol ».
A la suite de ce rêve, Jacob prit la pierre qu’il avait mise sous sa tête (horizontale, donc) avant de s’endormir et la dressa comme une colonne (verticale) et la consacra: « Et cette pierre que j’ai dressée comme une colonne sera la maison de Dieu ».
Dans cet épisode de la Genèse est bien mise en évidence la relation entre verticalité et présence divine. R. Guénon écrit : ‘Il est très probable que chez les peuples celtiques certains menhirs avaient cette signification et les oracles étaient rendus auprès de ces pierres comme è Delphes, ce qui s’explique aisément dès lors qu’elles étaient considérées comme la demeure de la Divinité » […]
On voit que l’échelle offre ainsi un symbolisme très complet: « Elle est, pourrait-on dire, comme un « pont » vertical s’élevant à travers tous les mondes et permettant d’en parcourir toute la hiérarchie en passant d’échelon en échelon et en même temps, les échelons sont les mondes eux-mêmes, c’est-à-dire les différents niveaux ou degrés de l’existence universelle ». Plus loin, parlant du songe de Jacob, Guénon écrit: « Les anges représentent proprement les états supérieurs de l’être; c’est donc à ces états que correspondent aussi plus particulièrement les échelons… » L’échelle étant posée sur la terre, c’est cette terre, notre monde, qui est le support à partir duquel l’ascension vers ces états doit s’effectuer, et c’est ce monde et notre état humain que nous avons à intégrer pleinement, préalablement à cette ascension. D’où la parole de Yahvé à Jacob : « La terre sur laquelle tu es couché, je te la donne à toi et ta descendance qui deviendra nombreuse comme la poussière du sol ».
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Remarquons ici que dans la méditation, yeux fermés et corps immobile dans l’assise verticale, il n’y a pratiquement plus d’influx sensoriels ou moteurs qui circulent dans cet axe. Les pensées et émotions qui nous agitent continuellement et troublent la pureté de notre conscience peuvent alors s’apaiser, voire s’évanouir et nous permettre l’expérience de la pure conscience sans formes, non identifiée, non déterminée, cette « beauté inouïe de l’infini du dedans » qui est l’Esprit.
Le fait de nous situer intérieurement dans le dos facilite cette approche de l’Esprit en nous […]
En nous recentrant dans notre verticalité, nous pouvons ainsi prendre conscience de notre situation centrale dans ce plan d’existence terrestre où nous vivons: centrale par rapport aux états périphériques minéral, végétal ou animal, du fait même de cette conscience qui nous habite et peut diriger notre énergie.
Ainsi pouvons-nous apprendre à n’être plus emportés par cette énergie comme par un cheval emballé, et à retrouver cette pure conscience d’Etre, non identifiée, qui est notre sens sublime. C’est la raison pour laquelle K. von Durckheim conseillait à ses disciples, pour méditer, de se situer consciemment dans la nuque et le dos, dans cette « conscience coupe » qui accepte tout ce qui survient mais ne retient rien, comme une coupe (ou comme un miroir).
Cette « conscience coupe » s’oppose à la « conscience flèche », conscience objectivante et projective qui part du front (avant de la tête) comme une flèche vers sa cible pour soumettre le monde selon sa propre vision. S’opposant et s’aggripant dans le refus et la possession, elle fait de chaque objet et de chaque situation une cible à atteindre, pénétrer et soumettre par l’intelligence rationnelle. Elle est conscience d’un sujet, l’ego, séparé de l’objet: conscience d’un intérieur coupé de l’extérieur.
L’intégration de cette « conscience coupe », à laquelle il nous est d’ordinaire si difficile d’accéder car toute notre éducation et les suggestions de notre « civilisation » vont en sens contraire, peut être préparée et Facilitée si nous prenons l’habitude de faire régulièrement ce recul et de nous situer intérieurement dans le dos et la nuque. Ce geste intérieur amène à un « lâcher-prise » de nos buts habituels, des tensions et perturbations chroniques ou aiguës que leur poursuite induit dans le courant de l’énergie qui nous traverse, et qui obscurcissent notre conscience de la transcendance. Or le chemin spirituel consiste à devenir de plus en plus transparent à cette « transcendance » immanente qui constitue l’essence de notre conscience.
[…]”
Revue Française de Yoga, n°10, « Flexions et enroulements », juillet 1994, pp. 69-79.