Le transfert dans la relation médecin-malade et le « maître intérieur »
Publié le 22 septembre 2003
Jean Marchal voit dans les maladies auto-immunes un problème psychologique et même spirituel : le délitement des cultures traditionnelles à base religieuse laisse l’homme moderne désemparé face aux limites de l’ego. La seule libération qui s’offre à lui serait-elle alors l’autodestruction ?
« Freud a découvert très tôt que les patients répètent vis-vis de l’analyste un certain nombre de situations et revivent certaines émotions liées à la satisfaction ou à la frustration de pulsions vécues antérieurement et notamment dans l’enfance. Il s’agit essentiellement de tout ce qui tourne autour de ce pivot du fonctionnement du moi qu’est le double mouvement d’attraction et de répulsion : désirs d’appropriation (attraction), pulsions de destruction ou de fuite (répulsion). Ces désirs et pulsions peuvent avoir laissé chez le patient des traces inconscientes perturbant considérablement ses capacités relationnelles et donc toute son existence. C’est en se substituant à des personnes qui ont joué un rôle important dans l’élaboration de ces désirs d’appropriation (faim, pulsion sexuelle) ou de ces pulsions de destruction, et notamment aux images parentales qui ont tellement contribué è la structuration du « moi ») que l’analyste réactive ces émotions et pulsions archaïques, qui sous–tendent les comportements névrotiques, compulsions de répétition, conduites d’échec, etc. et permet leur prise de conscience et leur évolution vers un comportement plus normal et équilibré.
C’est de ce processus, qu’il a décrit sous le nom de « transfert », que Freud a fait, dès 1912, la base du traitement des névroses. Il écrit à cette époque : « C’est dans la sphère du transfert que tout doit être résolu ». Freud en vint vite à distinguer dans ce processus une polarité: le transfert positif, par lequel l’analyste va être investi de tout ce qui a représenté pour le patient le « bon objet » et le transfert négatif où il se trouve au contraire investi des supports passés du mauvais objet ». Les deux aspects, positif et négatif, de cette polarité se succédant et s’imbriquant de façon plus ou moins complexe au cours du déroutement de l’analyse. Quoi qu’il en soit, il se crée ainsi dans la dynamique du transfert une véritable névrose de transfert », névrose de substitution qui va devenir l’instrument de la guérison de la névrose de départ, celle qui a motivé l’entrée du patient en analyse. En effet, les éléments qui sont à l’origine de cette névrose (situations existentielles éprouvantes, émotions et pulsions éprouvées dans les relations de l’enfance, notamment avec le père et la mère) se trouvent réactivées et transférées dans la relation à l’analyste. Ils sont rendus conscients, discernables et localisables, « sur le vif » en quelque sorte, et donc accessibles à l’analyste.
La liquidation de cette névrose de transfert, qui doit donc entraîner celle de la névrose de départ, se fait essentiellement par la manipulation du transfert, favorisée notamment par le silence de l’analyste, et par l’interprétation, c’est-à-dire le rattachement à leur origine, dans l’enfance du patient, des émotions projetées par celui-ci sur l’analyste. Il est évident que la prise de conscience et le contrôle par l’analyste de ses propres réactions émotionnelles, dites « contre-transférentielles », joue également un rôle important pour favoriser le processus de la guérison. Mais il ne s’agit là que d’un schéma, qui se heurte parfois à des situations complexes et à des résistances très fortement structurées, ce qui entraîne alors le risque d’analyses interminables.
Dépassant cette conception freudienne du transfert comme instrument de la guérison des névroses, Jung élargit le concept de transfert et le champ d’efficacité de l’interaction transfert-contre-transfert. Pour lui, il y a là un champ dynamique animé par I’ »Eros » (au sens jungien du terme: l’énergie psychique en général, et non seulement sexuelle), Eros par l’action duquel les potentialités de développement du psychisme du patient, bloquées ou refoulées, vont se trouver progressivement libérées pour alimenter un processus d’épanouissement et de transformation individuelle, qu’il a nommé « processus d’individuation ». Par le travail analytique, sous-tendu et animé par la dynamique transférentielle, le patient va progressivement apprendre à reconnaître les différentes composantes qui animent son psychisme, les intégrer à sa vie consciente, et va ainsi peu à peu élargir ses limitations. Le transfert est pour Jung l’instrument de formation de la fonction symbolique, au sens étymologique du mot qui signifie réunir ce qui est séparé (du grec sunballein). Ce qui est séparé, ce sont les deux pôles que Jung a discernés dans la dynamique du psychisme, à savoir le moi et ce qu’il a appelé le « Soi », qui n’est autre que le psychisme arrivé à son plein degré de développement et d’épanouissement, par actualisation et intégration de ses potentialités demeurées, avant l’analyse, à l’état embryonnaire ou virtuel (Ce « Soi » n’a donc rien à voir avec le « Soi » de la métaphysique hindoue). Ce travail de réunification ne se fait, pour Jung, ni dans la tête du patient ni dans celle de l’analyste, mais dans le champ dynamique créé entre les deux par la relation analytique, et qu’il désignait par un grand cercle unissant patient et analyste.
Ceci introduit la notion de « grand troisième » (à laquelle se référa souvent Graf Dürckheim) qui est ce champ vivant d’énergies animé par le « maître intérieur » du patient et de l’analyste. […]
Il est un domaine de la pathologie où cette action du grand troisième « est particulièrement importante, c’est celui des maladies organiques graves, qui sont pratiquement toutes des maladies de l’immunité, c’est-à-dire du système de reconnaissance du « moi », qui permet à l’organisme de se défendre contre toute agression menaçant son intégrité, que cette agression soit extérieure (microbe, virus, substance étrangère on greffe d’organe) ou intérieure (développement d’un cancer). En quelque sorte, ce système immunitaire est comparable à une épée dont l’organisme dispose à tout moment pour se défendre contre toute attaque, Or, on peut distinguer deux catégories de maladies de l’immunité:
I) Celles qui sont dues à une défaillance du système immunitaire, où tout se passe comme si l’individu renonçait è se servir de son épée pour se défendre. Il s’agit des maladies infectieuses graves, chroniques (tuberculose) ou aigres, septicémies, etc), et plus particulièrement des nouvelles maladies virales, en plein essor actuellement, dont l’exemple-type est le sida: ici, l’agresseur est extérieur. Mais il s’agit aussi des cancers, où c’est contre l’agression intérieure (que réalise le développement d’une tumeur) que l’organisme a renoncé à se défendre.
2) La deuxième catégorie est constituée des maladies de l’immunité qui sont dues à une véritable perversion du système immunitaire, par laquelle ce dernier agresse et détruit un organe ou un tissu de l’organisme qu’il est chargé de défendre: ce sont les maladies auto-immunes, où l’individu retourne l’épée contre lui-même.Il s’agit d’un véritable suicide inconscient, où la cible visée par le système immunitaire peut être n’importe quel organe ou tissu de l’organisme: foie (hépatite auto-immune), système nerveux central (sclérose en plaques), glandes surrénales (maladie d’Addison), articulations (polyarthrite rhumatoïde), colon (recto-colite hémorragique), etc. Toutes ces maladies graves et parfois mortelles peuvent être comprises dans leur cause profonde si on les considère comme des somatisations de véritables pulsions de mort ».
C’est Freud qui, le premier, a affirmé l’existence dans le psychisme d’un instinct de mort (« Thanatos ») qu’il opposait à l’instinct de vie (« Eros ») dans une vision dualiste où Eros et Thanatos s’affrontent perpétuellement tout au long de l’existence. […]
Le refoulement des pulsions et des aspirations, s’opposant à leur jeu normal, entraîne inéluctablement le développement d’une pathologie psychique ou somatique. Et il semble bien que les maladies organiques graves, destructrices, que réalisent les désordres immunitaires, ne soient que l’expression somatisée d’un « instinct de mort » résultant directement du refoulement des aspirations au dépassement de l’ego, que tout homme porte au plus profond de lui-même, et de l’oubli du maître intérieur.
L’anéantissement dans la civilisation moderne de tous les moyens que les différentes traditions religieuses proposaient à l’être humain pour lui permettre l’expression et l’épanouissement de ses aspirations (rituels religieux, mise en oeuvre des symboles dans le dogme et la liturgie, symbolisation dans les mythes et dans l’art du sens ultime de l’existence individuelle et, pour un petit nombre, initiation directe de maître à disciple aux vérités universelles qui fondent la manifestation cosmique) a rendu impossible à l’immense majorité des hommes de notre temps la prise de conscience de ces aspirations, et interdit leur développement: le maître intérieur est muselé. Dès lors, lu seul moyen qui s’offre à l’homme moderne pour répondre à ce besoin profond de dépasser les limites de l’ego est l’auto-destruction […] ”
Revue Française de Yoga, n°1, « De maître à disciple », janvier 1990, pp. 145-154.