Le travail sur la matière et la matière en travail
Publié le 30 septembre 2003
Entre le créateur et la matière s’instaure une relation affective forte, presque fusionnelle : la matière doit en effet être comprise, au sens premier du terme –prise avec soi- avant d’être travaillée. Il y a dans toute création une dimension presque sacrée, essentielle à sa réussite. La matière doit d’abord agir sur le créateur, l’investir de son travail sur elle en quelque sorte.
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Toutes les opérations découlent les unes des autres, tout compte: le temps dehors, la température de l’atelier, la densité, l’odeur des préparations. La sculpture sous les traces d’or est puissante et raffinée, baroque. Deviner, en deçà des coups de gouge, le regard, la manière du sculpteur, cet autre, d’un autre temps, d’un autre paysage. S’accorder, reprendre le fil, composer en gardant la distance spéciale qui différencie une restauration d’un faux. Ne jamais perdre le schéma général, revenir à la structure, laisser les détails aux détails. Tantôt recharger, éclaircir, adoucir les blancs, casser l’arrête trop fraîchement tirée sur la ceinture, redonner du gras à la joue usée d’une gorgone pour répondre aux volumes avoisinants. Vérifier la teneur de l’assiette à dorer (La feuille d’or est l’objet le plus mince fabriqué par les hommes, son épaisseur avoisine la longueur d’onde émise par les variations de la lumière). Faire passer les parties « reprises » avec les parties anciennes, travailler à fond, sans concession: le résultat est à ce prix. Aller vers un équilibre, une cohérence, une lisibilité immédiate.
J’ai les yeux à la fois complètement ouverts et complètement fermés, jusqu’au bout je ne saurai pas vraiment si j’y arriverai. La technique et sa maîtrise ne suffisent pas: les ayant assumées avec toute sa personne, comme une règle, c’est en les oubliant, en se laissant emmener jusqu’au point de rupture, que cela se fait. Une ouverture, un intervalle permettent que s’impose, en deçà des notions d’achevé et d’inachevé, cet accomplissement qui nous échappe toujours et nous surprend; dans les métiers du bois on dira alors que la pièce est « sortie », en cas contraire, elle sera, et peut-être définitivement, « pannée ».
TAILLE DIRECTE
Toute pierre porte en elle une promesse, une forme, une histoire. Sa texture oblige à des gestes dont la direction, l’intensité et le rythme changent. Chaque frappe de la masse sur le ciseau est un appel. Corriger un plan oblique sur un bloc de calcaire, c’est faire varier l’angle d’attaque de la gradine pour qu’affleure la forme. Là où l’espace, la lumière rendent nécessaires les stries laissées par l’outil, s’arrêtent la forme et l’histoire libérées. Aucune ligne qui ne soit la frontière jamais fixée entre deux ou plusieurs espaces, aucun plein qui ne ressorte d’un vide.
Matière: dans le mot il y a un peu de mère, de terre, de bois; bois de construction: madrier, il y a aussi mat et mort. Les gens qui la travaillent portent en eux ces dimensions. Matière: substance, éléments organisés entre eux pour maintenir l’équilibre de leur existence, condensation d’une intention, d’une aventure obligatoire incarnée par nécessité. La matière émet et diffuse un rayonnement qui nous cherche.
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Revue Française de Yoga, n°15, « L’énergie en question », janvier 1997, pp. 213-220.