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Le trone vide symbolique du coeur dans la pensée chinoise

par Cyrille Javary | Publié le 15 mars 2005

Dans la pensée chinoise, le cœur se trouve au milieu du corps. Il assure la liaison entre les organes et les anime. C’est un lieu vide qui ne produit rien mais qui offre des possibilités de réalisations infinies. Il régule mais intervient le moins possible. Il est ainsi emblème et norme du souverain.

L’EQUIVALENCE ANALOGIQUE ENTRE LE COEUR ET LE SOUVERAIN

« Les Chinois ne donnent pas au coeur la même valeur que nous. Pour eux, ce n’est ni un organe physique de l’appareil circulatoire, ni le siège symbolique des émotions, mais le centre de leur système politique. A mi-chemin entre le ciel et la terre, plus que l’idéal de l’accomplissement de l’être, le coeur est en Chine l’emblème du souverain.

Les rives du Fleuve Jaune ont toujours été, à toutes les époques de leur histoire, une région surpeuplée. C’est sans doute ce qui a amené les Chinois à privilégier très tôt dans leurs réflexions l’art de savoir vivre ensemble. Ce domaine, négligé par les philosophies occidentales, englobe d’abord la politique. La morale en sera une conséquence. Que l’on suive l’enseignement de Confucius ou celui de Lao Zi (Lao Tseu), le propos vise toujours le même but : comment un être humain doit-il se comporter de façon responsable vis-à-vis de ses semblables ? Qu’on soit roi ou manant, la conduite à tenir, le chemin qu’on doit suivre ne diffère que par son ampleur, il se nomme toujours Dao (Tao, chemin). Et c’est avant tout la voie du coeur.

Ce mélange entre des domaines que nous séparons volontiers est une conséquence du raisonnement par analogie que les Chinois ont toujours tenu en très haute estime. »

« Poser cette équivalence analogique entre le coeur et le souverain, c’est poser la place et l’action du roi d’une manière tout à fait différente. Dans notre civilisation, la place du roi est celle d’un être supérieur aux autres. Lors de son sacre, il était « consacré » (le mot n’est pas anodin), par une onction divine qui lui donnait des pouvoirs miraculeux. Tous les rois de France, des premiers Capétiens jusqu’à Louis XVI, à l’issue du sacre, « touchaient les écrouelles». Ils étaient censés, en effet, guérir par simple imposition des mains ces sortes d’abcès dûs à une adénite cervicale chronique d’origine tuberculeuse. A cette conception des pouvoirs que l’ordre divin accordait au roi, correspondait naturellement une conception politique du pouvoir royal comme maîtrise totale de tout ce qui se passait dans le royaume. En tant que chef du pays, le roi gouvernait selon son « bon plaisir », c’est-à-dire qu’il n’en faisait qu’ à sa tête, sans que rien ne puisse le contredire. »

« Dans la perspective chinoise, le roi n’est pas à la tête du pays mais en son centre. La royauté n’est pas pensée comme une fonction de commandement mais comme une fonction d’harmonisation. »

« Le coeur, en effet, n’est pas un organe tout à fait comme les autres. Sa particularité est d’être un organe vide et sa place n’est pas au-dessus du corps mais en son centre. »

LE MOUVEMENT DU MILIEU

« Dans le dictionnaire Xin Hua Zidian, l’équivalent de notre Petit Larousse des écoles, la définition qui est donnée de ce mot est surprenante. On y lit : « Zhong : he si fang » c’est-à-dire : « Milieu : endroit où s’harmonisent les quatre directions ». Par rapport aux extrêmes caractérisés par leur « extrémisme » , le centre, le milieu est le lieu où s’accorde, se modère, et se maîtrise tout ce qui fait la vitalité de l’Empire. »

« Quand ces missi dominici arrivaient dans une communauté villageoise, ils fichaient cet objet au «beau milieu» de la place centrale du village. Ce geste commandait aussitôt l’arrivée des villageois qui venaient de toutes parts écouter l’avis royal qu’on allait leur proclamer. Ensuite de quoi, comme les princes revenant des concours d’archerie, chacun s’en retournait dans sa périphérie, emportant avec lui le message qu’il venait de recevoir au centre. Le caractère milieu prend alors une perspective complètement dynamique, ce n’est pas un mi-lieu, un vague mi-chemin des extrêmes, mais le lieu d’un mouvement d’ensemble affectant tout le corps social. Un balancement incessant entre un aller convergent vers un point central, où sont renouvelés et redistribués les flux vitaux du pays, et un retour les disséminant vers tous les points de la périphérie. N’est-ce pas là, dans le corps humain, le rôle fondamental de pompe du coeur qui fait affluer tout le sang irriguant l’organisme et qui, après l’avoir fait purifier par les poumons, le renvoie jusqu’aux plus extrêmes cellules? »

LE COEUR ET LA TETE

« Comment le coeur réalise-t-il dans le corps humain ce mouvement d’animation ? Parce que, seul parmi tous les organes, il est fondamentalement vide. Il ne contient rien, aucune matière comme le cerveau ; il ne produit rien, aucune sécrétion, comme le foie ou la rate ; il n’est le lieu d’aucune transformation organique comme les intestins ou les poumons. Ce qui le caractérise, c’est son battement. Le coeur ne produit pas le sang, il le fait circuler. Sa fonction première est de produire du mouvement, d’animer, c’est-à-dire de donner de l’âme – les Chinois disent du QI – au sang et aux souffles qui parcourent le corps. »

« En accordant au coeur la place du souverain, les Chinois instaurent une topographie différente. La maîtrise ne vient plus d’en haut, elle vient de l’intérieur. Placer au coeur le point central du corps, c’est poser les bases d’une possible harmonisation entre le corps et l’esprit. (…) Dans une telle représentation, l’intellect n’est plus vécu comme une fonction primordiale de l’individu ni l’intellectuel comme un élément déterminant de la société. L’un et l’autre deviennent des superstructures. Les périodes de crises, individuelles ou sociales, ne sont plus analysées comme des dissociations de la tête et du corps, mais comme des échecs de la fonction harmonisatrice du coeur. »

LE COEUR, UN LIEU VIDE

« Voilà décrit le rôle du souverain chinois : non point dominer d’en haut comme la tête, mais animer du dedans comme le coeur. La première conséquence à tirer de ce point de vue est que sa qualité essentielle ne sera pas l’autorité mais la vacuité. Le souverain chinois ne commande pas, il règne. »

« Il s’agit de limiter son intervention à permettre aux choses de se faire d’elles-mêmes. Cet idéal du souverain est aussi celui du médecin quand il emploie l’art des aiguilles pour soigner ses patients. »

« Pour nous, c’est simple, le vide c’est le néant, une vacuité désertique et stérile. En Chine, ce serait plutôt le contraire. Le vide y est vu comme la réalité la plus pleine, la plus féconde qui soit, la matrice de tout ce qui vit. »

« Ce que les Chinois entendent par « vide », ce n’est pas l’opposé du réel, c’est la matrice de tous les possibles. »

LE POUVOIR DE REALISATION DU VIDE

« Cette fonction unifiante du souverain, emblématisée par le coeur, n’est pas seulement politique. Par analogie, elle est aussi applicable par chacun d’entre nous, offrant une synthèse possible entre notre part Yang, tournée vers la vie extérieure et l’action, et notre part Yin, tournée vers l’intérieur, la concentration. Elle nous apprend à nous conduire de manière souveraine. »

« Alors nous pouvons approcher ce sentiment de liberté que décrit Zhuang Zi (Tchouang Tseu), le grand continuateur de Lao Zi:

« Le coeur au repos est abîme profond et paisible.
Le coeur en mouvement ne fait que reproduire le mouvement des astres au Ciel.
Fougueux et fier, ne supportant pas l’attache, tel est le coeur humain » . »

Revue Française de Yoga, N°5, « L’espace du coeur », janvier 1992, pp.49-61.

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