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Le yi-king, ou l’art de gérer les mutations

Publié le 01 octobre 2003

C’est une loi naturelle que celle de l’inversion et la transformation des choses en leur contraire, lorsqu’elles ont atteint le point culminant de leur réalisation. Dans cette logique yin-yang, le temps se déroule au rythme cyclique des renversements de situation. Le yi-king est une grille de lecture et de compréhension de ce temps qui passe.

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Se transformer? II faudrait presque mieux dire se métamorphoser, puisqu’il s’agit de la brusque conversion de chacun en son contraire au terme d’une transformation continue. La première chose que nous apprend le Yi King est en effet qu’aucune situation n’est figée, et que, parvenue à son apogée, elle s’inverse et se transforme en son contraire. La nature récite constamment cette loi qui nous paraît un peu étrange au premier abord: quand une lune est arrivée à son plein, elle se met à décroître, quand le soleil arrive au solstice d’été, il redescend dans le ciel, quand la marée haute vient battre les remparts de Saint Malo, elle redescend ensuite vers la plage. L’expérience individuelle, elle aussi, fait vivre constamment ce changement dans la respiration, dans l’alimentation, dans la vie affective – relisez Racine, vous venez comment l’amour le plus extrême peut se transformer en une haine implacable.

Le Yi King exprime de façon très simple cette loi qui anime toutes les choses vivantes. Il l’explique en disant: « La fermeture d’une porte, c’est le Yin. L’ouverture d’une porte c’est le Yang. Une fermeture, une ouverture, c’est la Mutation ». Pour se la représenter, il suffit d’imaginer les traits Yin et Yang, non pas comme des représentations figées, mais comme des dessins animés. Ouverture d’une porte, Yang exprime une force d’extériorisation, d’extension. La ligne continue qui le représente, Yang, animée par ce mouvement d’expansion s’étire, s’étire. On peut bien imaginer qu’à un moment, cette extension atteigne sa limite, et provoque une rupture en son milieu – Faites l’expérience, avec un élastique: étirez-le, étirez, étirez… et alors, vous comprendrez – en fait, vous ressentirez physiquement le phénomène de la mutation du Yang. Parvenu à son maximum d’élongation, le trait Yang se brise en deux, se transformant par là en Yin, son contraire. Fermeture d’une porte, Yin, force d’intériorisation, va tendre alors à faire se rapprocher les deux extrémités du trait brisé qui le représente, de plus en plus, jusqu’à ce que, finalement, elles se touchent. A l’extrême de leur rapprochement, elles se sont transformées en leur contraire, reformant un trait continu, Yang, qui aussitôt est animé d’une force d’expansion qui finira par le déchirer en son milieu, et ainsi de suite.

Les deux lignes Yin et Yang, on le voit bien, sont particulièrement prises en compte par le Yi King, non par leur nature – il ne s’agit pas de classer les choses en deux catégories, comme Charlemagne les bons et les mauvais élèves – mais parce qu’elles représentent l’éternelle danse du changement et permettent d’en repérer les instants privilégiés juste avant le retournement, juste avant la mutation d’un moment en son contraire. Ce sont des moments privilégiés pour agir, pour franchir au mieux le passage qui se prépare, et aller au mieux d’un temps périmé à un temps qui s’ouvre. […]

La dialectique du Yin et du Yang telle que l’exprime le Yi King, cette rythmique de renversement qui permet d’accompagner le mouvement des mutations, a donné son nom au Taiji Quan, cette technique corporelle dans laquelle le pratiquant cherche à accompagner le plus totalement possible les mouvements de flux et de reflux qui le traversent et se renversent en lui. On cherche par cette « boxe (quan) du grand retournement (taiji) » à atteindre une sorte de plénitude durable, en améliorant sa façon de se poser dans l’instant, c’est-à-dire dans la succession des moments. C’est aussi le but du Livre des mutations.

RYTHMES ET CYCLES: LES HEXAGRAMMES

Pour y parvenir, le Yi King n’en restera pas à cette dialectique binaire du Yin et du Yang. Il va la distribuer sur six niveaux de manière à mieux rendre compte de la complexité des situations vivantes, imitant en cela l’acupuncture, qui elle aussi répartit sur six niveaux la circulation de l’énergie à la surface du corps humain. Ce système aboutit alors à un ensemble de soixante-quatre figures, appelées « hexagrammes » (hexa = six ; gramme = signe), formées d’une combinaison de six traits pleins ou brisés, régis par une logique positionnelle et organisés sur six niveaux superposés. Ces figures vont permettre de ponctuer, et donc de repérer tous les états de transition, de passage entre la culmination du Yang, représenté par l’hexagramme numéro un, formé de six lignes Yang, et la culmination du Yin, l’hexagramme numéro deux, formé de six lignes Yin.
[…]

Chacune des soixante-quatre situations-type du Yi King ainsi figurées reçut un nom qui est la plus part du temps un verbe d’action, car le Classique des Changement a depuis sa plus lointaine origine divinatoire été considéré comme une sorte de manuel de stratégie pratique. Parmi les textes complémentaires qui ont été annexés à ces figures, on distingue d’abord deux paragraphes généraux qui se divisent eux-mêmes en deux courts chapitres généraux. Le premier, qui porte le nom technique de « Jugement », signifie ce que le Yi King pense de la situation; le second, appelé « (Grande) Image », représente ce que le Yi King pense qu’il faut faire dans une situation ainsi agencée. Ensuite, six petits paragraphes complémentaires vont donner des conseils particuliers selon qu’on se situe à tel ou tel stade du moment représenté par la figure considérée. Car ces figures, bien qu’elles puissent chacune être considérée comme une sorte d' »arrêt sur image » dans le développement d’un processus, n’en sont pas pour autant considérées comme inertes. Images des mutations, elles sont elles-mêmes soumises aux mutations, images des choses vivantes elles sont elles-mêmes soumises au mouvement de toutes les choses vivantes. Et le mouvement des choses vivantes est de pousser à partir du sol pour se dresser vers le ciel. C’est ainsi que tous les hexagrammes du Yi King sont animés d’un mouvement temporel qui se déroule temporellement du bas vers le haut.

Mais à ce déploiement se superpose une dialectique qui rend le déchiffrement du mouvement un peu plus subtil. Prenons l’exemple d’une plante: elle ne va pas commencer par pousser vers le ciel, mais par s’enraciner, puis, sur cette base, croître, et finalement, alourdie par le fruit de sa Vie – que ce fruit soit une céréale, celui d’un arbre fruitier, ou, simplement, le fruit de l’âge pour un être humain – retomber vers la terre pour amorcer le cycle suivant. A l’intérieur de ce mouvement global qui va de la terre vers le ciel, il y a ce mouvement dialectique entrer dans la situation par un mouvement contraire à celle-ci, et en sortir par un mouvement également contraire.
[…] ”

Revue Française de Yoga, n°13, « Passages, seuils, mutations », janvier 1996, pp. 57-78.

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