Le yoga, corps-parole et inconscient
Publié le 02 octobre 2003
La psychanalyse travaille beaucoup à partir des révélations du patient, sur ses rêves, sur ses sensations, sur les difficultés qu’il rencontre au quotidien. Le yoga quant à lui facilite ces révélations, parce que la posture dispose le corps à l’ouverture. Or ce travail d’ouverture à travers le corps contribue à la libération de la parole.
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Un jour, cette femme qui parlait souvent de son sentiment d’enfermement éprouva une grande joie en ouvrant les bras dans la posture de la fente appelée vîrabhadrasana.
Elle eut l’impression, dit-elle, de faire passer en avant, ce qui était en arrière-plan de son être. Mais dans cette exposition elle se sentit « à découvert ». En interrogeant cette expression, elle réalisa l’audace qui lui manquait souvent pour apparaître et oser s’appuyer sur sa singularité. Dans sa méditation apparut une maison aux volets clos. Ces volets se mirent à s’ouvrir. Ce geste prit soudain pour elle la valeur d’une ouverture profonde au monde. Elle envisagea donc le chemin qu’il lui restait à accomplir pour « ouvrir les fenêtres » qui restaient fermées… Cette posture dégagea son désir certes, mais vint désigner la résistance qui l’empêchait encore, dit-elle, de faire entrer par les fenêtres ouvertes l’air et la lumière dans sa vie. Ouvrir la « fen-être » avait donc à voir avec sa difficulté d’être, de naître, de faire « naître le feu »(feu-naître), le feu du désir dont elle pressentait la subversion, l’ex-pression de la vie, son ouverture aux autres. En effet, d’en parler vint déclencher une émotion brutale et elle s’avoua, pour la première fois, s’être toujours crue « anormale » de n’avoir été simplement qu’elle-même…
Vint alors le temps dans son histoire de dissimuler ce qu’elle croyait être son « anormalité », son infériorité. De ce fait, elle s’était emmurée, puis effacée avec sa foi en Dieu pour seul soutien… d’où cette maison aux volets clos qui venait la représenter dans l’inconscient. Cette posture, en contrariant cette image d’elle-même, était venue lui faire signe mais, dans les mois qui suivirent, l’éclipse de cette vérité devait à nouveau la plonger dans l’obscurité… A peine la lumière fut-elle entrevue, qu’un long moment dépressif s’installa et que le souvenir d’une parole indélébile de l’enfance la laissa dans l’ombre terrassante d’un sentiment d’inaptitude.
En fait, identifiée dans son inconscient à une parole maternelle qui l’avait jusqu’à ce jour constituée comme « inapte », souvenir jusqu’alors refoulé, son identité s’était tissée de ce jugement dans ses fibres les plus secrètes. Elle comprit qu’elle se regardait avec les yeux de sa mère, et que le regard de tout Autre en était pour elle, dans son fantasme, la continuité, dès lors qu’elle croyait engager la part intime de son être. Le sentiment d’infériorité dont elle souffrait l’avait assujettie à une fratrie qu’elle croyait être le seul recours contre la solitude mais, convaincue d’en être le canard boiteux, elle sentait chez eux le même regard réprobateur que chez sa mère. L’amertume et l’agressivité l’enfermaient alors dans un mal être coupable. S’en affranchir consistait donc à repérer en elle ce regard maternel qu’elle avait fait sien, et à observer, dans toute relation à l’extérieur, sa façon de le projeter sur autrui… Au dedans comme au dehors, la mère était là; cette femme se trouvait donc enfermée depuis toujours dans le regard de sa mère, avec l’idée qu’être regardée c’était être mal vue… Cette maison aux volets clos l’avait retenue prisonnière au dedans, tout en croyant paradoxalement la protéger du dehors. Son inconscient venait de reconnaître dans cette bâtisse obscure la tombe qu’elle était devenue pour elle-même, muette. Ainsi s’était construite son existence dans son symptôme.
Cette posture, dans l’innocence de son mouvement, avait su faire résonner toute une chaîne signifiante qu’une méditation avait imagée. Les séances qui suivirent consistèrent à accompagner ce mouvement d’ouverture de l’inconscient qui permit à cette femme d’entrer, grâce au savoir obtenu, dans un processus de désidentification progressif. Au terme d’une méditation, soulagée, elle eut alors ce mot « c’est comme si une chaîne se détachait »…
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Le récit de cette femme, dans ses repères névralgiques, pourrait évoquer à beaucoup l’horreur civilisée de toute enfance, l’horreur tue, muette, celle qui fait « comme si », celle qui ne veut pas faire d’histoire, mais qui inhibe et invalide le potentiel unique et sacré de tout un être. C’est à se taire, à ne pas vouloir faire d’histoire, ou à ne pas être entendu, que le corps prend en charge la rétention ou l’implosion d’une vie soufferte. La parole, l’écoute, la relance de l’inconscient produisent de l’Histoire, et « font des histoires ». Tout comme le souffle touche le lieu du soupir et du sanglot, il touche le lieu du trauma, du souvenir et du rêve. C’est à « faire des histoires » que le sujet peut se ré-inscrire dans une temporalité. Arraché à l’inertie de son fantasme, et dégagé de la fixité du trauma, il peut à nouveau avancer – Le travail du corps dans le yoga celui du souffle et de la parole le propulse en avant et fait bouger la structure. Dégagé de l’éternité où l’avait laissé son histoire, il rencontre à nouveau le temps, le temps qui passe…
Certains s’insurgent contre tout ce travail du négatif, pensant devoir laisser le passé au passé, mais il est des répétitions insis-tantes qui empoisonnent une existence au point de la figer dans l’éternité inconsciente d’une souffrance. L’inconscient ne connaît pas le temps. Il le fixe. Et dans l’ordinaire de tout instant, nul rai pour l’aventure.
Cette femme nous apprend qu’il n’y a de positif, comme en photographie, qu’à se servir du négatif. Alors l’image apparaît, révélée. Le souvenir s’avère indélébile, mais étonnamment, le corps du yoga lui redonne la parole à son insu, la remet en mouvement, puis la débarrasse de sa charge mortifère que la psychanalyse appelle jouissance. « L’esprit conquiert sa vérité seulement à condition de se retrouver soi-même dans l’absolu déchirement » dit Hegel, « L’esprit est cette puissance seulement en sachant regarder le négatif en face, et en sachant séjourner près de lui. Ce séjour, dit-il, est le pouvoir magique qui convertit le négatif en être ».
C’est à sa façon de se prêter à la parole, que cette femme a su séjourner au plus près de sa vérité, portée par le savoir, engagée contre vents et marées vers un dénouement heureux. Corps et parole se sont enchevêtrés, soutenus, entretenus l’un l’autre. « La poussière qui touche la peau est indolore, dit Vyâsa, alors que le moindre grain de poussière qui pénètre dans l’oeil est douloureux ». Celui qui recherche la clarté devient aussi sensible que l’oeil…
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Revue Française de Yoga, n°17, « Rêver », janvier 1998, pp. 145-172.