L’enjeu du corporel chez les hésychastes
Publié le 07 février 2004
Ce que Barlaam reproche aux hésychastes, c’est ce qu’il appelle « l’omphalopsychisme » : il entend par là le centrage de l’âme sur le nombril, qu’il considère comme un déplacement néfaste de l’objet de la conscience. Celle-là se concentre en effet sur le corporel, alors que l’essentiel est dans le spirituel : l’immatériel, le divin, devrait avoir la primauté.
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Les textes hésychastes mettent en garde à tous les niveaux contre les « erreurs » qui ne manqueront jamais d’être rencontrées, ni dans les premières étapes de la pratique de la prière, ni même au sommet de sa réalisation. Ce qui guette l’hésychaste, c’est, d’un côté, sa propre imagination, qui fait que sa pensée est « noyautée » par des formes adverses, et de l’autre côté, le pendant objectif de cette imagination, c’est-à-dire les tentations, lorsque le monde extérieur agresse l’âme de toute sa force objective incarnée par le diable. Ces deux aspects se trouvent en relation d’échange et se sollicitent réciproquement, prêtant le flanc aux erreurs : ce qui témoigne déjà d’une confusion possible entre extériorité et intériorité, confusion à laquelle tout hésychaste est exposé.
Or, cette confusion de plans fut particulièrement agissante au xiv’ siècle, pendant les « querelles hésychastes » qui opposèrent certains adversaires des hésychastes, peu nombreux, et ses partisans. La scène de cette controverse confronte Barlaam le Calabrais, grec originaire du sud de l’Italie, et Grégoire Palamas, grand défenseur des hésychastes et fondateur doctrinal d’une théologie centrée sur l’expérience mystique de la lumière divine. Barlaam, qui se rétracta partiellement par la suite, commença par dénoncer quelques excès dangereux qu’il avait pu constater parmi les moines hésychastes. Vers 1338, il alla accuser ces derniers auprès du patriarche Jean Calécas en les traitant de « gens qui ont l’âme au nombril » : « omphalopsychiques », une appellation bien choisie, qui resta.En fait, Barlaam était un homme intelligent et instruit (plus tard c’est lui qui enseignera le grec à Pétrarque, moment qui marqua le début de la Renaissance en Italie) qui voulait tout comprendre et qui se trouva rebuté devant la prétention des hésychastes de faire l’expérience de la lumière « incompréhensible » de la grâce.
Au long de cette controverse, qui donnera gain de cause aux hésychastes, vont se confronter non seulement de simples points de vue différents, mais bien deux attitudes irréductiblement opposées, celle de Barlaam, pour qui les paroles de la raison doivent scruter tout ce qui est à la portée de l’humain, et celle des hésychastes qui avaient pour but la divinisation de l’homme. Et il n’y aura ainsi rien d’étonnant à voir Grégoire Palamas s’attaquer à Barlaam comme à quelqu’un qui incarne « la sagesse profane » grecque et qui « met sur un pied d’égalité des choses très éloignées l’une de l’autre et tellement différentes que l’on ne peut l’exprimer ». A son tour, Barlaam qualifie les hésychastes de « messaliens » pour autant qu’il a pu constater chez « certains » des hésychastes « des monstruosités et des doctrines absurdes », en lesquelles il discernait le caractère grossier d’un Dieu qui se rend accessible aux sens empiriquement. Il en rédige en quelques phrases un tableau effrayant « Ils m’ont livré leurs enseignements sur des séparations merveilleuses et des réunions de l’esprit et de l’âme, sur les commerces qu’ont les démons avec cette dernière, sur les différences qui existent entre les lumières rousse et blanche, sur des entrées et des sorties intelligibles qui se produisent par les narines avec la res-piration, sur des boucliers qui se réunissent autour du nombril, et enfin, sur l’union de Notre Seigneur avec l’âme qui se produit à l’intérieur du nombril d’une façon sensible en pleine certitude du coeur ». Il est à noter que ce jugement extrêmement sévère fait partie d’une lettre envoyée à l’hésychaste Ignace qui prouve toute la considération que Barlaam a pour ce dernier et dans laquelle l’auteur se disculpe de se voir injustement accusé, car ses paroles ne se dirigent pas « contre tous les hésychaste ». Quelle que soit l’optique de Barlaam à ce sujet, il est néanmoins certain que des excès condamnables se manifestaient dans les pratiques hésychastes contre lesquelles des maîtres aussi avertis que Grégoire le Sinaïte met en garde; cela est d’ailleurs un des sens que comprend la sobriété et le discernement prêchés par les Pères en question qui se soucient beaucoup de préserver les pratiquants de la prière de Jésus contre toute apparition et manifestation sensible du divin.[…]
L’enjeu de tout débat concernant le rapport de ces deux termes, le corps et l’esprit, est essentiel pour toute expérience mystique. Y a-t-il là quelque prépondérance d’un terme sur l’autre? On ne peut poser correctement cette question, car le corps et l’esprit ne sont rien l’un sans l’autre. Le corps sans l’esprit est dépourvu de vie intérieure, et l’esprit sans le corps n’a pas de consistance; cela est d’ailleurs le sens premier de la doctrine de l’incarnation. Mais cela ne veut surtout pas dire qu’il faut mettre un signe d’égalité entre ces deux termes, parce qu’on peut alors bien prendre l’un pour l’autre et tomber ainsi sous le coup du messalianisme, pris au sens large, qui veut identifier la réalité de l’esprit à quelque chose de palpable, qu’on peut saisir par les organes des sens et manipuler physiquement, ce qui ouvre les portes à toutes sortes d’opérations magiques. Tel est le cas, par exemple, du sens ambigu de cette formulation maladroite et suspecte qui dit « introduire l’esprit dans les narines… et le forcer de descendre dans le coeur en même temps que l’air inspiré ». […]
Revue Française de Yoga, n°22, « Postures de l’assise », juillet 2000, pp. 25-30.