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Les Hindous croient-ils en la réincarnation ?

par Robert Deliège | Publié le 19 août 2005

Bien loin du système religieux qui fonderait l’organisation sociale qu’ont pu évoquer les études occidentales, l’Inde est marquée par un certain scepticisme à l’égard de la de réincarnation. Pour beaucoup, cette notion se conjugue dans la confusion à d’autres, comme celles de l’enfer et du paradis.

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Un des traits caractéristiques et immuables de la construction occidentale de la société indienne est l’omniprésence de la religion. Du discours savant à la vulgarisation scientifique, tous s’accordèrent pour faire de l’Inde une société dans laquelle la religion envahissait tout. Tibor Mende ne craignait pas d’affirmer qu’il « suffit d’être une heure sur le sol de l’Inde, pour sentir l’omniprésence de l’hindouisme, dans chaque scène, dans chaque attitude, dans l’atmosphère même de tout ce qui est typiquement indien » (1950, p. 139). Cette insistance s’inscrivait bien dans la propension, tout aussi générale, à concevoir le monde indien comme viscéralement différent du nôtre. Dans La Civilisation indienne et nous, Louis Dumont a mis cette différence particulièrement en exergue : il avance avec force que, pour comprendre la société indienne, il importe de nous débarrasser de toutes nos conceptions.

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En résumé, le discours de l’indianisme a mis en exergue les points suivants:

1. La civilisation indienne peut être considérée comme un système cohérent d’idées et de pratiques;

2. Cette cohérence peut être recherchée dans les textes et elle consiste en l’omniprésence de la religion;

3. En tant que telle, la civilisation indienne diffère radicalement de la « nôtre ».

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IGNORANCE ET SCEPTICISME

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Pour en revenir à la réincarnation, d’un point de vue plus spécifique, les études ethnographiques récentes nous apprennent plusieurs choses. En premier lieu, les conceptions en la matière diffèrent assez sensiblement selon les groupes et les classes sociales. En second lieu, elles coexistent avec d’autres notions qui les contredisent parfois et enfin, là où elles existent, elles relèvent de la « croyance » au sens propre du terme, c’est-à-dire qu’elles sont davantage dubitatives que crédules. De surcroît, l’idée de réincarnation ne constitue pas un « modèle d’action », autrement dit elle ne permet pas de rendre compte du comportement des acteurs sociaux. Finalement, les « croyances » en la matière ne sont pas figées une fois pour toutes, mais elles varient avec le temps et l’histoire et, contrairement à ce qu’on a pu croire, leur évolution est parfois aussi rapide que celle des techniques.

Nous pouvons passer ces divers points en revue. En étudiant diverses castes, l’ethnologue américaine Maloney a bien mis en exergue une grande variabilité quant à la maîtrise des concepts fondamentaux de l’hindouisme. Enquêtant dans des villages multicastes du Tamil Nadu, elle note que les Brahmanes ont une connaissance relativement orthodoxe de l’idée de renaissance (samsâra). Ils affirment qu’une vie de péché peut conduire à la réincarnation dans la peau d’un cochon. Cependant, ils ont quelque réticence à admettre qu’un homme de caste inférieure soit né dans ce groupe pour des raisons similaires. Ils soulignent, au contraire, que la réincarnation en tant qu’homme est la plus haute. Ils estiment aussi qu’il convient, qu’il suffit, d’adorer Dieu pour s’assurer une renaissance convenable. De nos jours, la plupart des Brahmanes sont instruits et influencés par les idées modernes de l’égalitarisme démocratique si bien qu’il leur est malaisé de donner des fondements aussi directement religieux aux discriminations sociales, et cela d’autant plus qu’il existe des sources religieuses, notamment dans la tradition bhakti, pour justifier ces nouvelles conceptions.

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DES CONCEPTIONS CONCURRENTES

Même lorsque la notion de réincarnation n’est pas totalement inconnue, comme c’est parfois le cas, elle coexiste avec des systèmes de croyances concurrents, voire même contradictoires. C’est bien sûr le cas des concepts d’enfer et de paradis qui sont loin d’être inconnus au sein de l’hindouisme, y compris dans sa forme textuelle.

À ce propos, il n’est pas inintéressant de noter que, dans le village de Valghira Manickam, où coexistent catholiques et hindous, ces deux communautés n’avancent pas des idées très différentes sur le sujet. Le problème vient d’abord du fait que les villageois ne se préoccupent guère de ce genre de question et ils sont d’ailleurs très surpris de se voir interrogés à ce propos, comme s’ils étaient des experts. En conséquence, si on insiste un peu, on peut aisément entendre des chrétiens parler de réincarnation et des hindous de paradis ou d’enfer. Généralement, les idées à ce sujet sont d’une confusion extrême. Personne ne peut donner une vision cohérente du processus de réincarnation. Parfois, certains affirment qu’un enfant ressemble à son grand-père en raison même de la réincarnation sans se soucier de savoir comment on peut renaître avant même d’être mort. Les catholiques se contentent de souligner que l’enfer c’est la vie sur terre et que rien de pire ne peut nous arriver après la mort. L’idée d’un paradis (moksha) est malgré tout fréquente. Beaucoup soulignent la possibilité d’un passage en enfer (nagaram) au milieu du feu et des serpents. Mais ce passage ne peut être que transitoire et, en fin de compte, tout le monde devrait finir au paradis, ce qui est tout de même rassurant. Enfin certains reviennent inlassablement sur le fait que le paradis et l’enfer se vivent sur cette terre, une idée qui est décidément très commune en Inde puisqu’elle revient systématiquement dans la bouche des informateurs de Lewis, à l’autre extrémité du pays où ils sont nombreux à considérer que la vie et l’enfer sont ici-bas et qu’il n’y a rien après la mort. Là comme ailleurs, ils ne sont pas rares à professer une telle théorie matérialiste et considérer que la vie s’achève avec la mort. À Valghira Manickam, cependant, les informateurs sont unanimes pour souligner que, au bout du compte, personne ne sait rien de ces choses ou encore que c’est à Dieu seul de décider.

D’un autre côté, les Paraiyar ont une conception bien définie du corps et de l’âme. Une personne est faite d’un corps (udambi) et d’une âme (âvi). S’ils ne sont guère très clairs quant à ce qui se passe normalement, leurs représentations de la possession sont beaucoup plus cohérentes et systématiques. Ils considèrent universellement que Dieu (Kadaül) écrit, dans « un grand livre », le nombre d’années qu’il nous faut vivre sur cette terre. En cas de mort prématurée, c’est-à-dire en cas de mort violente, d’accident, de suicide, l’âvi est condamné à tourner dans les airs jusqu’à ce que le nombre d’années fixé par Dieu se soit écoulé. C’est ainsi que les esprits viennent posséder les vivants. La plupart des mauvais esprits (pey ou pey-pisasu) sont, dès lors, les fantômes de personnes mortes de façon inopinée (Deliège 1997, pp. 281-282). Les personnes interrogées n’articulent pas ces idées avec celles, pourtant voisines, de l’au-delà et la cohérence des unes contraste avec l’inconsistance des autres.

L’idée que l’âme des morts, ou du moins de certains morts, hante et importune les vivants est très fréquente en Inde et elle n’est généralement pas articulée à celle de réincarnation. Il s’agit d’un aspect de l’hindouisme rural qui est bien connu des ethnologues, mais qu’on retrouve très peu dans les textes anciens.

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Revue Française de Yoga, n° 23, « Le Sens de la vie », janvier 2001, pp. 39-57

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