Le Monde du Yoga

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Les intellectuels allemands, l’hindouisme et le bouddhisme (1890-1930) : un double regard sur l’autre

par Christine Maillard | Publié le 26 septembre 2003

Si hindouisme et bouddhisme ont tous deux séduit l’Europe d’avant-guerre, il reste que, des deux spiritualités, le bouddhisme semble avoir eu le plus de succès. Probablement est-ce dû au fait qu’il correspondait plus à un système philosophique qu’à une religion : cela tranchait plus radicalement encore avec la culture traditionnelle judéo-chrétienne.

« […] Rappelons ce fait élémentaire: les idées et représentations orientales ne restent pas les mêmes lorsqu’elles passent dans une autre culture, elles ne sont pas conservées en l’état, mais transposées, et cela même lorsqu’elles sont reprises dans la lettre même. Ainsi le yoga tel que le conçoivent ceux qui s’y sont intéressés et qui l’ont pratiqué en Occident, n’est-il pas le yoga tel que le pratiquent les Hindous depuis des millénaires. L’assimilation de systèmes, de pratiques, de conceptions allogènes, est conditionnée par l’ensemble de représentations qui lient l’individu à sa culture. S’il est donc acquis qu’une médiation n’est pas une simple importation, elle présuppose aussi une reformulation dans un nouveau cadre et surtout à des fins nouvelles. C’est ce processus de transformation qui permet d’ailleurs aux contenus ainsi transposés de rester vivants, car adaptés à de nouvelles formes d’existence et à des besoins nouveaux. Dans ce qui suit seront examinés quelques-uns de ces « passages » ou processus de médiation, fondés sur une importation de représentations hindoues et bouddhistes chez divers intellectuels en Allemagne au début du xx’ siècle, afin de comprendre comment des éléments issus d’univers hétérogènes servent des fins différentes dans la culture d’accueil.
[…]

[…] Parmi les divers moments clés possibles lorsque l’on s’intéresse aux rencontres de l’Occident avec l’Orient, on se concentrera ici sur une période tout à fait centrale dans le contact interculturel entre l’Europe et l’Orient: le premier quart du xx’ siècle -une période allant, grosso modo de 1890 à 1930- dont l’importance pour l’histoire de l’Europe est capitale comme moment de crise, puisque c’est celui de la première guerre mondiale, et aussi de très nombreuses découvertes scientifiques. Et, outre ce cadre temporel, est retenu un cadre géoculturel particulier, l’espace germanophone, qui englobe non seulement l’Allemagne elle-même, haut lieu de l’indianisme européen, mais aussi l’Autriche et la Suisse germanophone. La réception d’idées orientales y prend des formes diverses, variées, parfois contradictoires, et toujours hautement signifiantes. L’Allemagne et les pays de culture allemande sont à divers titres le lieu d’une tradition pour ce contact des cultures européennes et orientales. Les études sanskritistes y avaient fleuri tôt, et ont connu un grand essor au moment du romantisme allemand, autour de 1800, d’abord avec les frères Schlegel, puis avec Schopenhauer et avec d’autres comme Wilhelm von Humboldt ou Franz Hopp.

Au début du xx’ siècle, des années 1890 à 1935, les passeurs de notions et représentations orientales furent particulièrement nombreux, malgré le recul de l’intérêt philosophique pour l’Inde, qui avait été vif au XIX’ siècle, comme le montre Roger–Pol Droit. Notons la diversité de leur origine et de leur discipline ou domaine de rattachement: des psychologues et psychanalystes comme Carl Gustav Jung et certains de ses disciples, un sociologue comme Max Weber (1864-1920), des philosophes comme Karl Jaspers (1883-1969) et Leopold Ziegler (1881-1958). Des écrivains, tels Alfred Döblin (1878-1957), Hermann Hesse (1877-1962), Klabund (1890-1928), Max Dauthendey (1867-1918), Gustav Meyrink (1868-1932). Sans oublier un grand voyageur qui fut aussi essayiste et fondateur d’un institut culturel, « l’Ecole de Sagesse »: Hermann Keyserling (1880-1946). Et il y a eu, bien sûr, indianistes et bouddhologues, sans lesquels rien ne se serait fait: parmi eux, le nom le plus important dans la perspective d’un accès offert à l’Orient est peut-être celui de Paul Deussen (1845–1919), disciple de Schopenhauer, dont l’oeuvre très prolifique (traductions, monographies et études) a permis à de nombreux intellectuels ou membres des classes cultivées de prendre contact avec les civilisations indiennes: c’est à ses ouvrages que les auteurs ici évoqués doivent largement leur culture orientaliste, et plus tardivement à l’introduction à l’hindouisme de Helmut von Glasenapp, qui se lit toujours avec profit aujourd’hui.

S’ils ont été aussi nombreux à s’intéresser de façon aussi approfondie aux cultures indiennes, c’est que le contexte de leur propre culture comportait des éléments favorables. La période du tournant du XX’ siècle et de ses trente premières années est un moment de grandes mutations dans les sciences et la culture, avec diverses remises en cause fondamentales de la vision du réel et de l’homme qui avait eu cours précédemment. C’est l’époque de grandes découvertes scientifiques, avec Albert Einstein et la théorie de la relativité à partir de 1905, puis la mécanique quantique au début des années 20 (avec les découvertes de Niels Bohr), qui donne une idée nouvelle de la structure de la matière et donc de tout l’univers. Même si elles ne sont guère perçues comme telles dans le grand public, ces théories nouvelles modifient profondément le regard porté sur la réalité. De même advient une révolution dans les sciences humaines, qui modifie profondément la vision de l’homme : la théorie freudienne de l’inconscient dans le cadre de la psychanalyse. Il est important d’avoir présent à l’esprit que le regain de l’intérêt pour les religions et philosophies indiennes est concomitant de ces mutations et dans une certaine mesure les accompagne. Ce moment est aussi un moment de crise profonde dans les valeurs religieuses et éthiques, crise qui débouche sur la guerre mondiale avec ses conséquences pour les individus comme pour les États et les sociétés, communément interprétée comme une faillite des idéaux européens qui incite à une quête d’autre chose.

La question de l’accueil fait au brahmanisme et au bouddhisme comme formes alternatives de religiosité touche donc à l’identité européenne en profonde mutation, dans sa confrontation avec une altérité non-européenne. Se pose alors la question de la part qui revient à celle-ci dans cette mutation de la conscience européenne. Le lointain, l’étranger, avons-nous dit déjà, peut être éprouvé comme le proche, comme ce qui fait encore plus intimement partie de vous que le connu, le familier. Or c’est précisément ce type d’expérience que font certains intellectuels allemands du début du XX’ siècle avec la pensée et la mythologie de l’Inde, et, d’une façon différente, avec le bouddhisme. Certains ont le sentiment d’y trouver ce qu’ils sont, par delà les identifications, éprouvées comme superficielles, à leur propre culture et au sentiment d’une crise qui n’est pas seulement personnelle, mais collective, touchant la civilisation européenne dans son ensemble, et qui a trouvé son expression tragique notamment dans la première guerre mondiale. Ils ont l’impression d’être davantage « chez eux »en Inde qu’en Europe, et ceci ne se réduit pas à une simple quête d’exotisme. C’est une démarche qui les amène parfois à devenir des « passeurs » de culture dans le sens où l’entend le présent volume.

Dans cet intérêt souvent passionné pour l’Inde et ses cultures, l’une des motivations est d’ordre critique: c’est un jugement porté sur l’Occident, une lassitude par rapport aux valeurs du vieux continent qu’est l’Europe, qui incite certains à se tourner vers ces univers éprouvés comme différents, comme beaucoup plus anciens encore, dont les cultures sont censées être fondées sur d’autres valeurs. Une telle tendance est présente sans ambiguïté dans le regard que l’ésotériste et penseur traditionaliste français René Guénon (1888-1951) porte sur la civilisation occidentale d’une part et sur l’Inde et l’Extrême-Orient d’autre part. Les civilisations dites « traditionnelles » lui apparaissent comme seul recours et remède contre ce qu’il appelle « la crise du monde moderne », qui est le titre de l’un de ses ouvrages les plus lus. Plus rare et plus discrète est une vision critique ou distanciée des mondes orientaux, qui fait que par delà la première admiration l’on éprouve le besoin de se démarquer de ces conceptions, et de s’identifier à nouveau à une position occidentale, alors transformée. Dans le même ordre d’idées, dans le domaine germanique, l’écrivain et ésotériste Gustav Meyrink s’exprime ainsi sur ce qu’il pense être la différence de perspective entre Orient et Occident « Nous autres Européens, nous sommes encore fermement convaincus, dans notre arrogance, de pouvoir -par les seuls moyens de cette sécrétion qu’est la pensée, de la force de nos bras et par notre bavardage- maîtriser le destin et dominer la terre, et cela simplement parce qu’une fourmilière, bâtie pendant tout un siècle sans rime ni raison, a pu nous donner l’illusion de se changer en palais paradisiaque. Les peuples de l’Asie ont mieux su méditer l’appel à sauvegarder les biens les plus sacrés. Chez eux les meilleurs n’ont jamais perdu de vue le fait que cette pauvre petite recette qu’est la causalité est fondée sur des causes bien plus profondes que ne peuvent l’imaginer ces nains de l’esprit que nous sommes « .

HINDOUISME ET BOUDDHISME, HINDOUISME 0U BOUDDHISME: AMALGAME OU ALTERNATIVE?

L’Inde, dans cette fascination globale pour l’Orient, occupe une place très particulière, si bien que l’on a pu parler d’une véritable « indomania » en Allemagne, phénomène qui a commencé très tôt, dès le début du XIX’ siècle avec les auteurs évoqués plus haut. C’est tantôt l’hindouisme lui-même qui a suscité cet intérêt passionné, tantôt le bouddhisme, et parfois les deux simultanément. L' »indomanie » fait référence non pas à un seul mais à deux univers religieux, qui entretiennent entre eux des relations complexes. Ils sont tous deux indiens certes, puisque le bouddhisme est né en Inde au VI’ siècle avant notre ère. La perception de ces deux univers a été forte pour l’un comme pour l’autre, mais pas nécessairement pour les mêmes raisons, et la préférence pour l’un ou l’autre est fonction des attentes de la culture d’accueil.

Or, ces deux religions -que le bouddhisme en soit une a fait l’objet de controverses- ont chacune non seulement leur théologie, mais aussi leur anthropologie, leur vision de la réalité, leurs conceptions éthiques, très différentes même si elles présentent aussi des affinités. Même si l’Orient est perçu comme un Tout qui par certains traits s’oppose et complète l’Occident, cette façon de voir n’annule pas la perception des différences entre elles. […]”

Revue française de Yoga, n°27, « Passeurs entre Inde et Europe », janvier 2003, pp. 21-43.

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