Les Trois corps de la vacuité : non dualité de l’esprit et des phénomènes dans le bouddhisme
Publié le 14 mai 2004
Dans le bouddhisme tibétain, outre les ressources de l’esprit, il faut solliciter celles de la parole et du corps pour aboutir à l’illumination. Après l’acquisition de la connaissance primordiale, on atteint la boudhéité parfaite dans un triple « corps ». Corps et conscience se caractérisent par leur vacuité : ils n’ont pas d’existence propre, et ne peuvent exister que parce qu’ils sont interdépendants.
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Un point important mérite d’être précisé, comme le fait Lama Jigmé Rinpotché dans Le Moine et le Lama : « Quand on atteint l’Éveil, notre esprit devient semblable à celui du Bouddha. Mais cela ne veut pas dire que notre esprit se fond ou se dissout dans Son esprit. Cela signifie que notre esprit expérimente la même connaissance et les mêmes qualités que celles présentes en l’esprit du Bouddha.
Nous demeurons cependant toujours indépendants. Beaucoup de gens croient en Occident qu’accéder au nirvâna implique la dissolution dans l’Absolu. Cette idée provient en fait de certaines traditions hindouistes. Mais pour un bouddhiste, il n’est pas juste de dire que lorsque l’on atteint l’état ultime, on se fond dans un être unique comme une goutte d’eau le ferait dans l’océan. Une fois l’ignorance dissipée et l’Éveil obtenu, l’esprit ne fonctionne plus en tant que conscience individuelle, selon un mode fragmentaire et duel; il réalise les qualités inhérentes au Dharmakaya, mais cela ne veut pas dire, encore une fois, que l’esprit se dissout dans le Dharmakaya, conçu comme une identité différente. Le Dharmakaya (le corps absolu) est la véritable nature de l’esprit lorsque tous les voilés se sont évanouis. Cette réalisation une fois accomplie, nous pourrons, en parfaite résonance avec le chemin spirituel que nous aurons suivi, nous manifester sous différentes formes pour le bien des êtres. Parler de dissolution relève d’une mauvaise compréhension. Quand nous réalisons l’Éveil total, nous faisons référence à la réalisation de la vacuité. La signification profonde est la suivante : l’esprit est alors libre d’élaboration conceptuelle ainsi que de la moindre distraction, de la moindre perturbation, de la plus infime trace karmique. Il n’existe plus en lui la moindre trace d’obscurcissement. L’esprit est totalement éveillé, illuminé. Il expérimente sa nature essentielle, sa nature ultime, synonyme de totale ouverture et de totale clarté. C’est ce que nous appelons également le nirvâna. Nous disons alors qu’il n’y a plus de « soi », qui, en l’occurrence, est synonyme d’ego. Mais cette disparition de l’ego, qui est produit de l’ignorance, ne supprime pas l’esprit lui-même.
Lorsqu’un être atteint la réalisation suprême, l’état de Bouddha, son potentiel se trouve porté à son point d’excellence, c’est-à-dire qu’elle s’exprime en relation avec toutes les qualités infinies de l’Éveil telles que l’omniscience, l’amour compatissant, le pouvoir de « donner refuge » aux êtres et de déployer une activité éveillée sans limites. Elle n’est plus conditionnée par la saisie égotique ni par les tendances latentes de l’individu. La personnalité est disponible pour être utilisée comme un médium de l’activité des bouddhas, comme le moyen d’expression de leur compassion illimitée envers tous les êtres. »
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LE JEU DE L’ESPRIT ET DE LA MATIERE
La mort sépare l’esprit du corps. Cette séparation peut prendre plusieurs heures ou plusieurs jours – ce qui est en général le cas dans les morts naturelles – ou survenir plus brutalement dans le cas d’un accident. Mais, dans l’un ou l’autre cas, le processus de mort comporte certaines étapes bien définies. Le corps ne perd pas subitement ses capacités de maintenir la conscience mais le fait progressivement, tandis que chaque élément du corps perd à tour de rôle sa qualité de support.
«Les gens ordinaires meurent sans aucun contrôle. Parce qu’ils ne se sont pas exercés durant leur vie, ils sont accablés par l’expérience de la mort et déroutés lorsque les éléments de leur corps se déséquilibrent et cessent de fonctionner harmonieusement. Ils ont l’impression d’être au coeur d’un violent tremblement de terre; aussi leur est-il très difficile, si ce n’est impossible, de garder une conscience calme de ce qui leur arrive. La mort se vit alors comme une série d’hallucinations effrayantes, une sorte de sinistre cauchemar. Ces visions qui provoquent la panique chez d’autres peuvent aussi apporter au pratiquant expert un sentiment de paix extraordinaire. Les pratiquants avancés, ceux qui ont bien préparé leur esprit, découvrent, à chaque étape du processus de dissolution, une clarté et une vision pénétrante toujours en progrès. » (L’Espace du Tantra.)
L’une des pratiques de la lignée de Milarépa est celle de Powa, l’éjection du principe conscient, auquel on s’entraîne non seulement pour apprendre à maîtriser le processus de sa propre mort, mais aussi pour aider les autres dans ce passage. En voici un exemple dans Les cent mille chants
«Les proches du défunt demandèrent à Milarépa:
– Le vénérable peut-il voir le mort? Car s’il ne le voyait pas, comment lui montrerait-il la voie?
– Je le vois, dit Milarépa. Par la force de ses actes négatifs d’autrefois, les racines de ses vertus ne se sont pas épanouies. Il s’est déjà réincarné en un ver long et mince sous une bouse en décomposition, là-haut dans la vallée. Je vais maintenant l’accompagner vers sa libération.
– Alors, pour nous convaincre définitivement, montrez-nous la façon dont vous escortez cette vermine vers le salut.
– Avançons ! dit Milarépa. Accompagné de toutes les personnes assemblées là, il se rendit près de la bouse séchée. Il appela d’abord l’homme de son nom secret.
– Je suis ton Lama Milarépa, viens jusque-là!
Le ver surgit du dessous de l’excrément et serpenta pour s’enrouler sur la cuisse de Milarépa. Celui-ci parla de la doctrine et accomplit la pratique permettant le transfert de conscience. Depuis le corps du ver mort, une faible lueur scintilla qui alla se fondre dans le coeur du maître. Milarépa resta pensif un moment, puis le principe conscient du défunt s’éclaira sous la forme d’une lettre A blanche, qui sortit du coeur du vénérable pour monter de plus en plus haut dans le ciel.
– Maître très précieux, vous m’avez placé dans la félicité de la libération; immense est ma gratitude ! proclama-t-il en s’éloignant.
Tous virent cela, tous furent convaincus. »
Milarépa illustre dans ces chants quelques-uns des pouvoirs des bodhisattvas:
«J’étais ce léopard. Car un yogi qui obtient la complète liberté de l’esprit et du souffle contrôle la naissance et le développement des perceptions parmi les quatre éléments [terre, eau, feu, air]. Il est capable de produire des « miracles » qui suggèrent la forme désirée.»
«La matière ne me résiste pas,
Preuve que mon esprit se mêle aux apparences.
Je chevauche une pierre, je vole,
Pouvoir se diviser puis se réunir
Pour aider autrui par une incarnation.
Marcher de-ci, de-là dans l’espace
En dirigeant au centre le souffle d’énergie. »
«Situ crois aux dispositions prodigieuses du corps,
Si tu sais les expérimenter,
Ta maîtrise réunira samsâra et nirvâna. »
«Reposant sur le siège adamantin du vide, mon corps aisément se métamorphose.»
[…] »
Revue Française de Yoga, n°29, « De la relation corps-esprit » , janvier 2004, pp. 155-185