Les voyages de la spirale
Publié le 09 août 2005
Le symbolisme de la spirale, présent dans de multiples traditions artistiques, trouve son origine dans le chamanisme avant d’être repris dans la culture chinoise. Sa diffusion permet de retracer le peuplement du globe par les populations chamaniques.
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I – LE COEUR DE LA SPIRALE
Dans le monde humain, la spirale semble partout présente. Sous la forme d’une frise ronde ou carrée s’enroulant sur elle-même, les anciens Grecs en avaient fait le motif dominant de leur répertoire décoratif. Elle court sur tant de vases et de frontons que nous en sommes venus à l’appeler simplement : la grecque. Mais par-delà l’art hellénique, la spirale ne fleurit-elle pas aussi dans les cultures les plus diverses ? On la retrouve ciselée dans les entrelacs des motifs celtiques, dessinée sur mille pièces chinoises, brodée sur les vêtements des peuples primitifs, gravée sur les mégalithes et peinte sur les vases néolithiques. Omniprésente, la spirale en devient banale, et l’on s’en débarrasse en la rangeant tranquillement au magasin des accessoires ou au rayon des archétypes. C’est peut-être aller un peu vite en besogne.
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La signification apportée par l’écriture chinoise
Les idéogrammes chinois ne sont ni des lettres ni des mots, mais des dessins d’idées. Ce sont aussi des fossiles vivants, car cette particularité remonte à leur plus lointaine origine. On s’en est aperçu quand furent retrouvées, à la fin du siècle dernier, dans les alluvions du Fleuve Jaune, les plus anciennes « archives » chinoises. Il y avait là, tracés à l’occasion de pratiques rituelles de divination remontant au xve siècle avant notre ère, les premiers témoignages écrits de la culture chinoise. C’était déjà des idéogrammes, des abstractions sémantiques.
Cette découverte, qui a bouleversé l’histoire des origines de la pensée chinoise, nous intéresse ici parce qu’elle nous donne l’occasion de contempler les graphies les plus archaïques d’un des maître-mots du taoïsme primitif. Il s’agit du caractère shen, qui signifie : esprit, au sens de manifestation divine d’un principe d’énergie vitale animant toute chose sur terre. Sa forme classique est composée de deux parties. A gauche un signe, représentant un autel en forme de « T » d’où monte une fumée et s’écoulent des libations. Il est le significateur général des « affaires religieuses ». Et à droite, un signe resté longtemps difficile à expliquer. Dans les formes archaïques de l’idéogramme shen, cette partie droite apparaît clairement comme un motif de double spirale.
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Etablir un lien entre le taoïsme primitif chinois et le chamanisme séculaire d’Asie centrale n’est pas une nouveauté, mais une réalité que les spécialistes avaient déjà signalée depuis un certain temps. La découverte, c’est de trouver à ce croisement le motif de la spirale sous une forme abstraite et élaborée. Les conséquences en sont immenses. En effet, grâce au pouvoir conservatoire de l’idéographie chinoise, nous avons la démonstration que le motif de la spirale est bien chargé de signification profonde. Symbolisant par ses volutes les forces vitales qui se manifestent dans le renouveau de la végétation provoqué par la pluie, il a le pouvoir de l’appeler par sa vertu évocatrice. Cette signification, confirmée par le rattachement du taoïsme primitif au vaste ensemble du chamanisme de Haute-Asie, va nous permettre de remonter à la source. En effet, si les anciens Chinois ont choisi ce signe pour « écrire » l’idée-force du chamanisme, c’est qu’il était déjà depuis longtemps son emblème.
Les originalités du chamanisme
Le chamanisme forme un ensemble assez méconnu. Bien qu’il soit une réalité vivante pour de nombreux peuples asiatiques et amérindiens, on le croit pratiqué aujourd’hui seulement dans les régions les plus inhospitalières du globe (Sibérie, Laponie, Grand Nord canadien), par des peuples menacés de disparition culturelle, et on n’y voit qu’un reliquat d’anciennes pratiques magiques sans importance. La réalité est toute autre. L’ensemble des cultes regroupés sous ce nom représente en fait la plus ancienne et la plus originelle de toutes les religions humaines.
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Religion d’avant toutes les formes d’écriture humaine, le chamanisme n’était jusqu’à maintenant repérable que grâce à ses attributs extérieurs. L’idéographie chinoise archaïque, en nous livrant la signification abstraite du motif de la spirale, va nous permettre d’aller plus loin. Ce signe premier du chamanisme ancestral, entrelaçant dans sa forme les tourbillons du vent, les volutes des nuages, et les stries des éclairs, dessinant ainsi l’idée générale du renouveau de la végétation, de la germination, et de la fécondation en général, va nous permettre de suivre à la trace les pérégrinations des peuples chamaniques. Grâce à ce témoin, nous allons pouvoir orchestrer dans une vaste fresque sa présence dans des régions et des cultures que rien a priori ne semblait relier. En le conjuguant avec les attributs extérieurs du chamanisme, nous pourrons distinguer les migrations des peuples chamaniques des autres migrations qui ont peuplé le continent eurasien. Nous pourrons leur attribuer un point de départ : en Sibérie méridionale, la région située entre le lac Baïkal et les Monts de l’Altaï. Nous pourrons également, grâce à ce témoin antique de leur passage, et grâce aussi à la tenace « mémoire » des peuples chamaniques qui en entretiendront le souvenir, en reconstituer le chemin de leurs migrations. Nous les verrons, par vagues successives et entrelacées, se répandre vers l’ouest et vers l’est sur tout le continent eurasien, et même au-delà, jusque dans certaines îles de l’Indonésie, et plus loin encore, peupler le continent américain.
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Revue Française de Yoga, n° 8, « Postures de rotation », juillet 1993, pp. 153-184