L’esprit d’analyse dans la tradition du yoga : un yoga au service du sens
Publié le 23 août 2005
La construction psychique de tout individu se fonde sur une coupure, celle qui brise la relation fusionnelle qui unit l’enfant à sa mère. L’extraction d’un nouveau sens à donner à l’existence sur la base de cette coupure peut passer par une pratique du yoga coordonnée à une cure psychanalytique.
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L’individuation se situe à l’origine du processus de création. Sans coupure pas de vie.
Or, rien ne semble plus complexe que cette séparation psychique qui disjoint une existence d’une autre, celle de la mère et de l’enfant. Sans nous étendre ici sur la psychogenèse de cette relation, l’extension de la psychanalyse dans le monde de l’éducation nous permet de nous rendre compte à quel point cette séparation psychique s’avère essentielle, fondatrice, déterminante, voire initiatrice, pour qu’un sujet advienne à lui-même. Mais l’expérience de l’inconscient nous l’apprend : de cette coupure, le sujet ne veut pas ! Elle est une épreuve. En témoigne la clinique des névroses et le déni des rivalités oedipiennes, et la clinique des psychoses: le refus de se séparer d’une jouissance archaïque, ivresse des grands fonds que l’alcoolique rejoint, fusion osmotique avec ce premier partenaire. C’est là que se logent la pulsion de mort et l’homéostasie du principe de plaisir, l’inertie de la régression (tamas), le refus de ce que l’on appelle en psychanalyse, la « castration ».
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Sans l’acceptation de n’être plus, ce « Plus » et ce « Tout » pour l’autre, nulle décomplétude à venir, nul espace pour la vacuité, nulle possibilité de donner cet espace vide qui devient disponibilité à autrui, accueil de son altérité, silence de l’écoute. C’est peut-être ce que Lacan appelait « donner ce qu’on n’a pas » : là où le sujet s’est décomplété, la possibilité d’aimer…
Telle est ici ma question, posée à ce colloque, sous l’angle de ces Assises, « le sens de la vie » : Comment le yoga participe-t-il à cette émancipation, à cette libération des forces de vie quand elles sont, dans l’inconscient, figées dans le temps ? Comment contribue-t-il à l’acceptation de cette séparation ? S’il fait lien, peut-il faire coupure ? Peut-il favoriser, pour un sujet, la création d’un sens, c’est à dire d’une vérité, puis… d’un dénouement contre dvesha, le refus initial ? En d’autres termes, le yoga peut-il changer le sens d’une vie ?…
Il n’y a d’esprit d’analyse que s’il y a désir de voir et de comprendre – ce que les Yoga-Sûtras appellent vydia. Faut-il vouloir faire de sa pratique de yoga une pratique du sens et de l’éveil, pour lutter contre ce que la tradition indienne a appelé a-vidyâ, l’ignorance, les forces obscures qui pousssent à « n’en rien vouloir savoir », l’inconscient, la première grande cause de souffrance décrite par Patanjali dans les Yoga-Sûtras, aux sûtras II, 3, 4, 5, et 24.
Faut-il également rester fidèle à la Bhagavad Gîtâ qui dit à la strophe 23 du chapitre VI : « on doit savoir que ce que l’on nomme « yoga » c’est la désunion (viyoga) d’avec la liaison (samyoga) à la souffrance (duhkha) ». En d’autres termes, ce « yoga qui doit être accompli avec résolution » disent les textes, vise une coupure ! Les dés sont jetés, pratiquer en ce sens c’est lutter contre les forces de la mort inhérente au symptôme, mort inconsciente, « autodestruction au cour même du vivant » pour reprendre le titre de la conférence de Jean-Claude Ameisen.
Mais le yoga peut-il débusquer l’inconscient ? Peut-il accrocher le tissu du refoulement ? Peut-il, derrière la plainte, déloger la jouissance funeste, celle que Freud sut reconnaître comme la résistance majeure au traitement, c’est-à-dire la satisfaction que le sujet éprouve dans son symptôme même, et que laisse entendre dvesha, le refus?
À l’heure actuelle, il m’est possible de dire que si la pratique du yoga ne peut certes pas se substituer à une cure analytique, le « travail » psychique qu’il implique peut s’engager si, d’être écouté, celui qui pratique se donne à la parole pour retrouver un sens à sa vie. C’est réhabiliter dans le yoga, au sein d’un cours particulier, svadhyâya, l’étude de soi, la parole, la pensée, les associations d’idées, le discernement, tout ce qui fait support à la vérité pour que la logique d’une pratique corporelle vise un dénouement. Ce type de travail peut alors disposer celui qui pratique à s’écouter autrement, s’il est entendu par quelqu’un qui lui suppose un savoir, et pour lequel sa parole prend sens.
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Mais l’expérience me prouve qu’en liant la parole au corps, et le corps à la parole, une pratique devient signifiante pour celui qui décide de se pencher vers lui-même, et de se donner à un autre pour y être entendu. Cette flexion de l’être inaugure un devenir. Elle remet en mouvement le désir, la recherche, la vie qui s’était arrêtée au pied du silence. Telle un ferment, la parole traverse à nouveau les couches de l’imaginaire. Elle est une levure, pour que lève au monde un certain état du désir et s’accomplisse une destinée. Le désir, comme la portée de l’être…
Du désir, pourtant, le yoga n’en fait guère son levain. Il semblerait même que sa tradition en repousse l’idée jusqu’à en désaffecter sa pratique. Le désir sème le trouble. Cependant, il ne saurait y avoir d’antinomie entre la source de la vie que le yoga appelle prâna, l’énergie de vie, et le désir de vivre. Pourtant le yoga continue de véhiculer cette idée qu’il vise l’inanimé, voire les béatitudes narcotiques.
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Il convient de dégager le yoga de cette ornière pour lui restituer sa vivacité.
La pratique posturale (âsana) convie la vie, et, si elle est discriminative, elle laisse déjà dans le corps, la trace du discernement. Elle est analytique et vivante dans le sens où elle série les sensations, sépare les champs latéraux, découpe une voie médiane, départage les axes et les plans, ouvre des volumes. Elle structure et prépare cette assise finale qui amène à clarifier un milieu pour s’y réfléchir. Ce type de pratique distingue, élague, situe. Elle ouvre à un « voir ». Alors, sur le chemin qui mène du corps à la méditation, l’incision d’une vérité pour un sujet fera d’elle une pratique signifiante.
L’esprit d’analyse dans la tradition du yoga procède donc d’un désir de voir et de savoir (vidya), d’un désir de vérité (satya), et de changement (parinâma).
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Revue Française de Yoga, n° 23, « Le sens de la vie », janvier 2001, pp. 197-228