L’étirement de l’axe vertébral – étude s’appuyant sur le point de vue du corps que l’homme « est »
Publié le 07 février 2004
Dualité, complémentarité, polarité : on ne sait comment définir le corps que l’on a et celui que l’on est l’un par rapport à l’autre. Le seul terme acceptable pour analyser leur relation semble être l’ambiguité. C’est donc justement de ce point de vue qu’il faut appréhender l’étirement de l ‘axe vertébral.
Pourquoi cette insistance sur l’ambiguïté?
Parce que l’esprit occidental a bien de la difficulté à accepter cette vision particulière du Réel. C’est ainsi que pour échapper à cette forme de pensée qu’est l’ambiguïté, on va parler de dualité et de coexistence de deux éléments de nature différente. Nous dirons que le corps et l’âme coexistent. Point de vue qui permet de les voir exister indépendamment. […]
Une autre façon d’échapper à l’ambiguïté est d’envisager une complémentarité. Dans celle-ci, un élément s’ajoute à un autre pour obtenir un tout. Pouvant l’ajouter, il m’est possible de le retrancher. Ce qui me permet d’envisager un élément sans tenir compte de l’autre. Ici, l’âme s’ajoute au corps afin de former un tout. Ce qui me permet de soustraire l’âme et de travailler uniquement sur le corps. […]
Enfin, une dernière façon d’échapper à l’ambiguïté est de parler de polarité où deux pôles d’une structure diffèrent ou s’opposent. Dans ce cas, le corps et l’âme diffèrent ou s’opposent. Il m’est donc permis de travailler sur un pôle en ignorant l’autre.[…]
Ce qui me semble important est d’observer que la dualité, la complémentarité et la polarité autorisent une forme de pensée binaire qui permet l’exclusion d’un élément ou de l’autre. En évitant soigneusement l’ambiguité, nous tombons dans une pensée dualiste où tout ce que nous envisageons est une chose ou une autre. Nous utilisons tous ces expressions:
c’est blanc ou c’est noir, c’est vrai ou c’est faux, c’est masculin ou c’est féminin, c’est objectif ou … ce n’est que subjectif, on travaille sur le corps ou sur l’âme, etc.
Eviter l’ambiguïté me donne une sensation de sécurité intellectuelle, je sais sur quoi je pose les pieds. Mais, ce faisant, je gomme le réel et je crée l’illusion.
Si on me demande de faire une étude sur l’étirement de l’axe vertébral, il est évident que le résultat de celle-ci sera bien différent en fonction de mon point de vue sur l’homme.
Si mon point de vue est la dualité corps-âme, la complémentarité corps-âme, ou la polarité corps-âme, je pourrai, ne serait-ce que le temps de cette étude, distinguer, et même séparer le corps et l’âme, séparer le corps et l’esprit. De la même manière, si j’ai devant moi un récipient contenant de l’eau, je pourrai faire une étude du récipient sans m’occuper de l’eau. Ou encore, faire une étude de l’eau sans m’occuper du récipient.
Si la séparation est justifiée dans l’exemple du récipient (le contenant) et de l’eau (le contenu), elle ne se justifie d’aucune manière lorsqu’on parle de la personne humaine, totalité insécable. Si je suis préoccupé par la personne, par l’homme-sujet, je suis donc obligé, dans cette étude sur l’étirement de l’axe vertébral, de prendre le point de vue de I’ambiguité. […]
Un danger pour celui qui dans son enseignement et dans sa pratique ne voit que le corps que l’homme « a » est la recherche de la perfection physique. Le professeur de Yoga doit-il avoir peur de vieillir, d’être courbé par l’âge ou d’être limité dans sa pratique par l’arthrose?
Nous avons dans le jardin du Centre de vieux cerisiers, tordus et abîmés par cette condition existentielle locale qu’on appelle le mistral. Ces arbres sont assez éloignés de ce qu’on pourrait idéaliser comme étant la forme parfaite Mais… que les cerises au mois de juin sont bonnes!
Qu’est-ce qui importe lorsqu’on pratique des exercices comme ceux qui sont proposés dans le Yoga? Ce n’est certainement pas une performance qui se mesure en secondes (je pense à la respiration) ou en centimètres (je pense a l’étirement de l’axe vertébral).
Ce qui importe est la répétition inlassable des mêmes gestes jusqu’à ce que celui qui pratique se sente un (il serait mieux d’utiliser l’expression non-deux) avec ce qu’on appelle la technique.
La nécessaire maîtrise d’une technique, si elle est indispensable, n’est pas but en soi. C’est l’étape indispensable qui prépare à l’ouverture au triple élan essentiel. Celui-ci sera toujours un au-delà de la technique, c’est-à-dire un au-delà de ce que l’homme peut faire.
Il nous faut ici distinguer deux pédagogies:
La première, habituelle en Occident, a pour sens la perfection d’un geste, d’une attitude. C’est une valeur esthétique ou fonctionnelle qui engage le corps que l’homme « a ».
La seconde, plus habituelle en Orient et en Extrême-Orient, a pour sens la transformation de la personne. Elle s’adresse au corps que l’homme « est ». Ici la technique s’adresse à ce que l’homme est dans la profondeur de son être.
Graf Dürckheim m’a raconté que Madame Gandhi l’a invité en Inde (en novembre 1974) pour présider le congrès inter-religieux, le Nehru Memorial Lecture. Il a accepté à la condition de pouvoir pendant son séjour rencontrer des hommes ou des femmes qu’on peut qualifier de sages. C’est ainsi qu’il a pu rencontrer Ma Ananda Mayi et un Yogi qui rassemblait des visiteurs venus de tous les coins du monde.
Il s’approche de cet homme et voit un vieillard courbé par le poids des ans, partiellement perclus et presque aveugle. Graf Dürckheim questionne cet homme qui a consacré sa vie entière à la pratique des exercices et celui-ci lui répond « Celui que vous appelez Dieu m’a retiré la capacité de me mouvoir et la capacité de voir mais… il m’a donné la paix du coeur! »
La paix du coeur! Cette expression souligne qu’une longue pratique du Yoga représente un travail d’humanisation.
Qu’il s’agisse de la façon de respirer, de l’attitude, de la tenue, la question sera toujours comment je me sens à l’instant. Plutôt calme ou agité, large ou étroit, ouvert ou fermé, bien dans ma peau ou mal dans ma peau? Un jeune athlète, dans une forme olympique, qui bénéficie d’une capacité pulmonaire optimum et droit comme un « i » peut cependant manifester une grande agitation intérieure, un manque total de confiance en soi et, dans sa vie quotidienne, faire le pendule entre la révolte et la résignation. Le travail considérable dans lequel il a engagé le corps qu’il « a » n’ayant pas transformé l’homme qu’il « est ».
Tout travail sur le corps doit être compris aujourd’hui comme représentant la chance d’une transformation de la personne. Je n’ai au fond rien à dire de particulier sur l’étirement, le redressement, l’aplomb, la verticalité, telle ou telle posture. Mon propos a pour seul but d’éveiller l’attention a la chance que donne chaque posture, chaque exercice d’étirement ou de centration. Cette chance, c’est la reconnaissance d’une qualité d’être différente. Chaque technique maîtrisée parfaitement nous donne en effet la chance de sentir l’Etre présent dans notre être. […]
Revue française de Yoga, n°12, « L’étirement postural », 1995 , pp. 155-165.