L’expérience onirique
Publié le 20 décembre 2003
La psychanalyse à tendance à ne considérer le rêve que du point de vue du souvenir et du logos. Pourtant le rêve est peut-être avant tout une expérience vécue, un engagement dans l’action. Interpréter les rêves comme de simples représentations est dangereux, parce que c’est en avoir une vision très réductrice, finalement.
« Le langage courant traite le rêve comme un objet. Les Français disent « faire », les Allemands « avoir », les Grecs de l’époque classique « voir » un rêve. Le rêve serait une sorte de film perçu pendant le sommeil et dont on garderait au réveil un certain souvenir : « une série de pensées ou d’images qui passent à travers l’esprit durant le sommeil ». Ce point de vue commun est bien résumé dans les propos d’un psychologue: « Dans le monde extérieur nous percevons, de même, les rêves.., c’est une suite d’images, le plus souvent décousues, qui se déroulent dans mon être mental et s’imposent à lui ».
Cet objet-film, dont on retrouve le souvenir au matin, retient l’attention du fait de sa composition, qui ne ressemble en apparence à rien d’autre, et de sa libre émergence pendant la nuit. […]
[…] Rêver n’est pas seulement percevoir un rêve. Certains rêves sont bien au réveil le souvenir d’une scène où nous serions peu ou prou mêlés. D’autres, une perception que le réveil interromprait. Une scène était en train de se dérouler sous nos yeux. L’analogie avec le film, perçu, remémoré, est valable dans ces deux cas.
Mais il y a une tout autre expérience. Celle où le rêveur hésite, cherche, décide. Il a peur, il a du plaisir. Il entend des phrases qui lui font de l’effet ou le laissent perplexe. Il participe à des événements qui le touchent, auxquels il réfléchit et réagit. Bref, il est dedans. Des circonstances le provoquent et lui répondent. Autour de lui on prend des initiatives et il en prend aussi. Non pas qu’il se voie prendre une décision, comme cela arrive dans certains cas. Dans l’expérience que nous relatons, tout a l’intensité, le suspense des événements du jour. C’est vécu.
[…]
Tous les rêves ne sont pourtant pas vécus ainsi. Certains ont une analogie avec le film. On fait, par exemple, fort bien la différence entre des personnages dont on a l’impression qu’ils sont dépendants de l’histoire, et ceux qui ont une réalité de partenaire.
Comment comprendre que le rêve puisse être une aventure que l’on vit « éveillé »? Une bande dessinée que l’on perçoit, quitte à s’y voir soi-même? Ou simplement le souvenir d’une histoire?
Ces modalités de la présence ou de l’absence n’étonnent pas celui qui a remarqué à quel point elles affectent également la vie diurne. Les journées se racontent sans nous. Les occupations passent comme des fantômes. Des années entières ne sont pas les nôtres. Cela se construit et s’écoule sans autre état que le souvenir. On vit le rêve comme le jour, absent le plus souvent.
A l’état diurne, la permanence des sensations fait illusion. Le corps étant là, nous croyons y être aussi. Le rêve, par contre, objective les différences, oblige à les considérer. Il y a déjà le clivage sensible entre la scène vécue et le souvenir, même vivace. Surtout le rêve met en scène le coefficient de présence. Il permet d’esquisser une stylistique de la présence. On y trouve d’une part, les événements que l’on voit sans y être, épisodes qui se déroulent sur un théâtre et qui deviennent un film, sites que l’on traverse en touriste, actions auxquelles on est mêlé comme spectateur, rôle secondaire dans une pièce de théâtre, événements dont on est un sujet passif, ou ultimement, le protagoniste. D’autre part, il y a la couleur, non pas celle d’un personnage ou d’un vêtement, mais le chromatisme général: rêves en noir et blanc alors que l’action est censée se passer dans la journée, grisaille, ocre monochrome qui teinte les visages aussi bien que les murs, verdure ou rougeoiement, polychromie nettement diversifiée… En toutes ces nuances, s’expriment les modalités de la participation à la vie.
Déconnecté presque entièrement des stimulations extérieures, on vit la nuit, à l’état pur, les différentes façons d’être ou de ne pas être au monde. La structure « vécu » caractérise l’expérience du rêve. Elle en est l’état original, à partir duquel on a un point de vue adéquat sur les phénomènes oniriques. Pourquoi les études sur le rêve n’ont-elles pas tenu compte de cette observation élémentaire?
En fait on a confondu le rêve avec la forme qu’il reçoit au moment du réveil, quand il prend place dans le conscient. En se mémorisant il devient une séquence que l’on perçoit. A partir de quoi on suppose qu’il était déjà une séquence se déroulant dans le psychisme: l’émotion aurait été celle d’un spectateur, tellement pris par son objet qu’il en gesticulait. Cette confusion tient au point de vue de l’interprète. Pour lui le rêve est bien un récit de souvenirs. Clés des songes et psychanalyse, oeuvres d’interprètes, ont aplati l’ensemble du phénomène onirique dans la forme d’un enchaînement de signes.Faisant abstraction de l’expérience onirique, l’interprète n’atteint qu’un « objet–pour-l’interprète », c’est-à-dire un imaginaire. Cela s’est produit dans les études sur le rêve, en Occident, depuis la Grèce post-chamanique. Mais l’ensemble de la psychologie de l’inconscient est soumise au même péril, le point de vue de l’interprète ne connaître du psychisme que son reflet au niveau du logos. Ainsi le rêve, confondu avec le statut qu’il prend dans le conscient au réveil, devient paradoxalement une représentation diurne et – deuxième temps de la scotomisation – la psychanalyse n’en retient que ce qui correspond aux schémas de ses réflexions.
[…]
Faudrait-il donc parler de conscient à propos du rêve? De toute façon, si on ne s’en tient pas à considérer le rêve comme un fantasme qui ne se forme qu’au réveil, et même si on se restreint à n’y voir qu’une série de représentations qui se déroulent pendant certaines phases du sommeil, il faut bien que cette activité psychique soit suffisamment consciente pour qu’on s’en souvienne. Il y a donc, au minimum, un conscient onirique au sens de champ de perception. Les rêves s’y donnent avec une intensité qui les rapprochent de la réalité, mais, comme nous saurons après le réveil qu’il s’agissait d’images intérieures, nous comparerons cette perception à l’hallucination.
Cette première conclusion suffit pour les rêves qui sont perçus comme des films, non pour les autres. Dans ces derniers cas, si nous faisons attention non pas à l’histoire qui se déroule, mais à la façon dont nous y sommes engagés, nous relevons plusieurs observations. out d’abord le rêve est un champ d’initiatives. […]
Supposer qu’il s’agisse simplement d’une mise en scène ne rendrait pas compte des faits. Un sentiment de liberté, semblable à celui qu’on peut éprouver à l’état de veille, accompagne la décision. D’autre part, l’expérience montre que le choix en rêve est dans une libre continuité avec celui du jour. Il arrive de faire en rêve ce qu’on n’est pas encore parvenu à faire dans la journée, ou, inversement, de rejeter des attitudes anciennes. La nature de la liberté pendant le rêve relève de la problématique générale de la liberté. Il me semble qu’elle lui apporte, en retour, une donnée importante.
Champ de perception, d’initiatives, d’activité volontaire: nous devons conclure à l’existence d’un conscient nocturne. Le plus troublant est l’exercice de la volonté dans le rêve. On serait tenté de la réserver au conscient diurne, d’en faire le signe et le privilège du moi. Que sont ces choix que je fais quand je dors, sans mon contrôle? Parler de vie inconsciente commence à prendre du poids quand on pense à toutes ces choses faites la nuit avec émotion, réflexion, et dont, souvent, on n’a pas la moindre idée au réveil. Qui suis-je donc dans cette sorte de double vie?
[…]
En moi et pourtant pas de moi. Les rêves mettent en évidence la pluralité que nous sommes. Si on la considère au niveau de la culpabilité, cette pluralité conduit à une impasse. Qui a commis le forfait? Rarement moi, presque toujours une pulsion qui m’a possédé. Le droit pénal ne trouve de fondement raisonnable que dans la protection de la société et non dans une conception archaïque de la volonté délibérée. Par contre, chacun est responsable de la totalité de lui-même. C’est même dans cette perspective de la pluralité que la responsabilité prend son sens. Répondre de tout ce qu’on a fait pose le fondement conscient de l’unité de l’individu. Non pas coupable, mais entièrement responsable de ses rêves.
Qui donc se constitue responsable? L’individu dans son conscient diurne. La journée connaît le rêve, l’interprète, l’assume. L’inverse n’est pas vrai. Le rêveur est entièrement en fonction de l’action en cours. Le conscient nocturne n’a, par exemple, que fort peu la structure du souvenir. Ce qui vient du passé est mis en scène directement. Le rêveur ne se souvient presque pas: parfois une impression de déjà-vu, rarement le rappel d’une expérience, et toujours incorporé à la décision. Je n’ai pas rencontré de rêve où le rêveur soit occupé à se souvenir de ses journées et à se comprendre soi-même. […]
Le rêve n’est ni un ailleurs ni un stock de signes supplémentaires. La vie humaine se meut dans deux champs de conscience différents. L’un est le lieu d’une mise en scène plus explicite, l’autre le lieu de l’intégration. Dans l’un, les composantes du psychisme se présentent avec leur autonomie et leur dynamique; dans l’autre, la conscience de soi se forme à la confrontation du psychisme et du concret. Tenir compte des rêves est une oeuvre diurne qui s’efforce de mettre en rapport les différents mouvements de la vie.”
Revue Française de Yoga, n°17, « Rêver », janvier 1998, pp. 51-67.