L’hélice, le choix et la liberté
Publié le 08 août 2005
Plutôt que celui qui « fait », l’homme pourrait se définir comme celui qui « est fait », qui est constitué par le dense réseau de ses conditionnements psychiques, corporels et émotionnels. L’assouplissement de la colonne vertébrale peut s’interpréter comme la reconquête du Soi.
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Il faut distinguer la capacité d’agir de celle de réagir. Le plus souvent, en effet, l’homme répond aux événements et aux situations extérieurs par des réactions diverses, et cela même lorsqu’il est effectivement sûr d’avoir posé consciemment une action. Ceci restera vrai tant qu’il s’exprime essentiellement par le biais de sa personnalité extérieure, et qu’il s’assimile entièrement à cette part superficielle de lui-même, vivant avec elle une complète et subtile identification.
Il est alors prisonnier de tous les conditionnements multiples qui se sont accumulés à la faveur des expériences vécues, et ce sur différents plans : au niveau psychique par l’éducation reçue et le milieu culturel dans lequel il a baigné et au niveau corporel par les habitudes malencontreuses, par exemple une alimentation inadéquate ou un laisser-aller qui ne favorisent pas un fonctionnement correct de l’organisme.
Toutefois, c’est sur le plan émotionnel que cette réaction sera la plus rapide et la plus vive en intensité. S’en émanciper demande d’accéder à l’expression du sentiment dans sa pureté originelle : l’amour ardent et plein de compassion qui empreint toutes les relations et tous les actes, et ce indépendamment des circonstances extérieures.
Ainsi, au lieu de penser que l’homme fait, il serait plus correct d’envisager qu’il est fait, mû par l’ensemble des réactions qui surviennent et résultent de cette résonance immédiate et non contrôlée qui existe entre les différents plans constitutifs de sa personnalité extérieure. Il est semblable à une machine très perfectionnée qui fonctionnerait continuellement en réponse à son environnement. Cette programmation résulte de la manifestation des vasana et des samskâra dont il subit l’emprise:
Les vasana sont les remontées inconscientes des impressions passées, parfois même très anciennes, qui deviennent ainsi conscientes, encombrant l’esprit d’un véritable embrouillamini et lui faisant croire qu’il pense, alors que son mental est gouverné par des idées reçues;
Les samskâra sont les prédispositions ou impulsions innées qui résultent de ses existences ou actions antérieures.
Point de déterminisme dans tout cela, car l’homme assume pleinement la responsabilité de ses actes antérieurs, qu’ils aient été librement décidés ou simple réponse à une situation : c’est la notion même de karma, véritable loi de cause à effet. Mal comprise, cette notion est assimilée à la manifestation d’un simple déterminisme. Il est en effet courant d’entendre citée l’expression : « c’est mon karma « , pour excuser un quelconque comportement. L’auteur d’un tel propos devrait s’émanciper de cette fausse idée-reçue, et s’apercevoir que le présent et le futur de sa vie se construisent essentiellement avec les éléments du présent, unique instant durant lequel il lui est possible de modifier éventuellement le cours des effets à venir. Si ces éléments du présent ne sont pas utilisés pour construire sa vie, ce sont les valeurs ou puissances du passé qui viennent le faire à sa place.
Cette agitation faite d’incessantes réactions constitue souvent, en réalité, une forme pernicieuse de la paresse.
L’enseignement tibétain, très clair à ce sujet, considère comme étant « une troisième forme possible de la paresse: le fait de s’activer à des tâches inutiles quant au but à atteindre ».
Devenir agissant ou accomplir un acte conscient, assumer ses responsabilités en toute lucidité, résultat d’un esprit de libre décision, sera le fruit pour l’homme d’une profonde émancipation. La Bhagavad-Gitâ nous y invite en enseignant que « le yoga, ce sont les oeuvres dans la vie ».
Ainsi donc le libre-arbitre est la disposition en tout homme de choisir le chemin qu’il veut, non pas en fonction de sa personnalité, mais du Soi, de l’âtman en soi : le jîvâtman. Car l’âtman n’est pas conditionnable, alors que la personnalité, par contre, l’est. La volonté devient alors l’expression même de la liberté, cet état de l’être humain qui s’est affranchi de sa non-soumission au dharma, à la Loi Divine : il est alors devenu l’agent parfait ou le libre canal par lequel se manifeste le Divin, entièrement abandonné à son service.
Dans le corps viennent se cristalliser sous forme de raideurs ou de résistances spécifiques les contraintes dues à cet emprisonnement dans les formes diverses de conditionnement. L’un des symptômes les plus spécifiques consiste en la limitation dans la capacité de rotation de la colonne vertébrale. Ainsi le manque de rotation correspond au fait que notre libre-arbitre, notre esprit de décision, s’est amoindri. Et chaque fois que l’on s’assouplit en torsion, il faut chercher à le faire avec l’état d’esprit de vouloir retrouver la pleine possession de son libre-arbitre et devenir ainsi plus « intelligent ».
Il importe de remarquer que la mobilisation en rotation de la colonne vertébrale met en étirement toutes les structures ligamentaires et musculaires le long de cette dernière. Et on observera de fait qu’une personne très souple en rotation le sera également dans les autres mobilisations tels l’extension, l’enroulement ou la flexion latérale, et inversement si elle y est très raide.
La forme d’une colonne vertébrale en rotation est très spécifique : si l’axe de rotation reste rectiligne, la colonne s’enroule autour de cet axe dans un mouvement hélicoïdal et dessine donc une sorte d’hélice. La forme classique d’une hélice correspond à ce que nous dessinons avec la main dans l’espace lorsque nous voulons décrire à une tierce personne un escalier en colimaçon ; c’est aussi la forme du ressort, du tire-bouchon ou du pas d’une vis. L’hélice de la colonne vertébrale est, quant à elle, un peu particulière, car les deux extrémités restent dans le prolongement exact l’une de l’autre : dans la position assise par exemple, si je me tourne, l’atlas et le sacrum sont à la verticale l’un de l’autre, le socle sacral et lombaire ainsi que les premières cervicales conservent une orientation verticale.
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Revue Française de Yoga, n° 8, « Postures de rotation », juillet 1993, pp. 47-87