Lieux du coeur dans la psychanalyse jungienne
Publié le 19 avril 2005
Le cœur fait le lien entre la voracité cannibale et la communion des saints, entre l’esclavagisme et l’amour du prochain, entre le pulsionnel et le spirituel, entre la haine et l’amour… L’ »intelligence du cœur » permet de faire les bonnes distinctions et de s’orienter vers l’eros, l’amour.
« A Freud qui lui demandait ce qu’il pensait du « transfert », Jung répondit : – « C’est l’alpha et l’oméga de la cure » – « Vous avez tout compris ! » conclut Freud.
Eh oui ! Toute cure est une histoire d’amour – et donc de haine. « Transfert », dit « positif » dans le premier cas, « négatif » dans le second. Ainsi en est-il aussi du « contretransfert » – à savoir de l’amour – et de la haine – de l’analyste en réponse aux mêmes sentiments de l’analysant. Et ceci sans tenir compte ici du pur transfert de l’analyste sur l’analysant, étant entendu que sa propre cure est censée l’en avoir débarrassé. Aucun analyste n’a plus aujourd’hui cette certitude naïve. Simplement il a, tout au plus, un quart de tour d’avance dans la conscience de ces mécanismes transférentiels par rapport à son analysant – qui est là, justement, pour opérer cette « prise de conscience ». Et non pas une conscience seulement intellectuelle mais avant tout une conscience « du coeur ». »
I – LE « SUJET CENTROCHIASMATIQUE »: LIEU DU COEUR
« Bref, c’est en revivant pour mon propre compte – et puis en le regardant « vivre » chez mes analysants – le mythe aztèque des deux serpents, l’un du mal : Tezcatlipoca, l’autre du bien : le Sauveur Quetzalcoatl, que me vient le sentiment (pas la simple idée intellectuelle) que ces deux serpents n’en formaient qu’un, à deux têtes (comme « l’aigle »), unis par la queue. Et c’est justement au niveau de cette union caudale que se situe le « lieu du coeur », au centre – épicentre – d’un chiasma où s’inversent et se réversent les « pulsions d’emprise » de Freud (d’incorporation : oralité ; de rétention : analité ; de possession : génitalité) pour devenir ce que l’on pourrait nommer des « pulsions oblatives » (« spirituelles ») (d’Amour universel : Agape ; d’Amour « du prochain » Caritas ; d’Amour du « proche » : Eros). L’Amour, le moteur de l’Ame du monde : « L’amor che move il sole et l’altre stelle » (dernier vers de La Divine Comédie). »
« Mais ne perdons jamais de vue que même dans le cannibalisme rituel le plus horrible : celui des Aztèques en l’occurrence, la plus grande Agape est toujours déjà là. Ne serait-ce qu’à l’état du point blanc dans le noir du Taighi-tou taoïste à l’état potentiel, toujours capable de s’actualiser. »
II – LES TROIS REGISTRES: AGAPE, CARITAS, EROS
« L’ « amour oral » (l’oralité) c’est la bouche dévoreuse cannibale. Je t »incorpore » pour que tu ne fasses plus qu’UN avec moi. Tu m « ‘incorpores » pour que je ne fasse plus qu’UN avec toi – et d’ailleurs j’aime ça ! L’oralité, c’est la matrice de tout amour. En elle naît l’Agape – elle y est contenue potentiellement. En elle naît la « Vie éternelle » : dans la chaîne ininterrompue du cannibalisme ritualisé : Je te mange, après ta mort, pour que tu revives en moi, et ainsi de suite, dans les siècles des siècles. Amen ! « Prenez et mangez, ceci est mon corps ». « Prenez et buvez, ceci est mon sang ». Oralité cannibale – Agape universelle. »
« L’esclavagisme est toujours présent parmi nous – même si nous ne nommons plus cela de la même manière. Toutes ces OEuvres – ou personnes – caritatives sont là pour éclairer cette Ombre (ce Mal) depuis ce « lieu du coeur » qui crée du Sujet, sachant alors qu’il n’est pas le « Mal absolu », qu’il n’est pas le « Bien absolu », mais qu’il en est partie prenante – participante! »
« Dans le « haut » du schéma, je romps autant de chaînes que possible, j’abolis l’esclavage. Je prône « imaginalement », Liberté, Egalité, Fraternité. Tout en sachant que ce ne sont que des mots – des Idées (de Platon) – qui de temps à autre s’incarnent – pour quelque temps ! Mais quand notre Sujet centro-chiasmatique a jeté un coup de son phare sur l’un d’eux – ou l’une d’elles – il – ou elle – ne pourra plus être bafoué – ou a fortiori nié – sans que nous nous levions, comme un seul homme, prêts à mourir pour lui – ou elle. »
« Quant à l’ »amour génital » (la génitalité), au lieu de limiter la liberté de mon – mes – partenaire à mon corps (oralité) ou à la chaîne de l’esclave (analité), je lui permets de passer le coin de la rue où je le perds de vue, mais en exigeant alors de lui qu’il me téléphone.
Bien sûr, le « coin de la rue » pourra se situer aux antipodes, mais la « chaîne téléphonique » n’en sera pas moins une « laisse ». Le sado-masochisme n’y régnera plus en maître mais il en demeurera partie prenante – comme toutes les autres « pulsions partielles » de l’enfant qui, fixées chez l’adulte, produiront les diverses perversions.
A ce versant « pulsionnel » de la génitalité, j’ai donné comme corrélat « spirituel » l’Eros grec. C’est que, en effet, ce que nous avons dit sur la Beauté (platonicienne) du Visage (de Lévinas), s’applique ici parfaitement. »
« L’Amour – comme les autres dieux et Dieu lui-même c’est ce qui n’existe pas mais nous fait exister, nous somme d’exister, nous somme de nous perpétuer, nous somme donc de nous « immortaliser » dans la recherche et la découverte (…) »
« Il n’y a d’individuation (au sens jungien) qu’en ayant pleinement vécu cet Amour du « proche » (Eros). Bien entendu tout être humain l’a vécu au début de sa vie, auprès de sa mère et de son père. Et même, tout d’abord, dans le sein de sa mère et à son sein. La mémoire individuelle du paradis perdu s’ancre dans ce vécu. »
« Beaucoup de ces « sujets » atteints (de schizophrénie paranoïde et de psychose maniaque et dépressive) sont – ont été – des « forts en thème », admis aux plus grandes écoles (Polytechnique, Centrale, Normale Supérieure… ) qu’ils n’ont pas pu toujours mener à terme. Ce qui nous montre au fort grossissement que cette conscience du coeur (ces « yeux du coeur ») n’est pas purement intellectuelle. Tant s’en faut – j’allais dire : au contraire ! Jung distingue deux fonctions psychologiques « rationnelles » : la pensée, discursive, analytique, abstractive qui nous dit ce que les choses sont, et le sentiment qui nous dit que nous aimons – ou n’aimons pas – ces choses, inanimées (« qui ont une âme ») ou animées (les alter ego, notamment). C’est de cette « fonction sentiment » qu’il s’agit ici, celle qui renvoie plus proprement à l’Eros. Et d’ailleurs le Logos (Verbe) johannique que nous avons évoqué plus haut, n’est pas le pur Logos intellectuel, c’est la Parole divine, oraculaire, prophétique, poétique. (…) C’est aussi la forme d’intelligence prêtée à la déesse athénienne par excellence : Athéna. Une intelligence plus intuitive que discursive : plus du « coeur » que de la « tête ». Celle qui peut nous conduire à la Sophrosunè des Grecs (quiétude, sérénité) : à la Sagesse (Sophia : syzygie « eschatogonique » Sophia-Kristos). »
« Toutes ces techniques d’ascèse – et connaissances traditionnelles mythologiques et religieuses – n’auraient-elles pour unique but que de nous apprendre à sécréter ces « hormones cérébrales » du bien-être, de la jouissance, de la sérénité et des « béatitudes »?
Pourquoi pas ? Le « paradis retrouvé » : « eschatologie » des bonnes vieilles religions, vaut bien cet effort. Surtout quand il est « retrouvé » sans apport extérieur de « drogues » – et donc sans péril – ou presque. »
Revue Française de Yoga, N°5, « L’espace du coeur. », janvier 1992, pp.185-199.