L’image taoïste du corps
Publié le 23 septembre 2003
Agrégat de souffles, le corps apparaît chez les taoïstes comme à l’image de l’univers, ce dernier étant lui-même à l’image du corps du géant mythique Pan Gu. Il faut donc imaginer l’univers dans chaque être, pour comprendre la vision taoïste de l’unité cosmique. Les taoïstes ne croient pas en une autre vie, éternelle, mais en l’éternité d’une même vie.
« On chercherait vainement dans l’art chinois des statues comme le David de Michel Ange ou la Vénus de Milo, des peintures de nu comme celles d’Ingres ou de Léonard de Vinci, et encore moins des représentations d’écorchés comme celles que nous a laissées l’art de la Renaissance. Ni déesse, ni héros, ni organes, aucun prétexte n’y suffit : l’art chinois ignore le nu! Même quand il produira des scènes érotiques, les corps seront, soit habillés, soit éthérés, jamais ils ne donneront l’impression d’être faits de chair réelle.
On pourrait en conclure au complet désintérêt des chinois pour le corps humain. Or il n’est pas de civilisation qui ne se soit moins préoccupé de tout ce qui a trait à l’harmonie physique, à la santé, à l’hygiène, à la gymnastique, à la diététique, voire même à la conservation du corps après la mort, que la civilisation chinoise. La finesse et l’efficacité de l’acupuncture n’est plus à vanter. Mais travaille-t-elle sur le corps? Il n’y a pas vraiment eu de chirurgie en Chine. D’ailleurs l’anatomie et la dissection n’y ont jamais été envisagées comme pouvant être d’une quelconque utilité pour aider à la compréhension du fonctionnement du corps humain.
Il y a donc une contradiction dans l’image du corps humain telle qu’elle nous apparaît dans la mentalité chinoise. Or savez-vous pourquoi les Chinois n’ont pas de corps? Tout simplement parce que nous autres Européens, nous avons une âme. Ou si vous préférez, la conception que nous avons de notre corps s’enracine en Occident sur l’idée, confessée ou non que, comme disait Pascal « Nous somme composés de deux natures opposées, d’âme et de corps ». C’est l’idée qu’une vie éternelle, cosmique, divine, anime une enveloppe qui n’est que charnelle. Certains vont même plus loin dans le rapport entre la matérialité de notre chair et l’étincelle invisible qui l’anime, Victor Hugo, par exemple, écrit « Le corps humain cache notre réalité; la réalité, c’est l’âme. Vous imaginez alors le sentiment d’étrangeté qui peut assaillir un Chinois quand il visite nos musées, nos temples, voire simplement les parcs de nos villes ou les façades de nos gares : il y a partout des hommes ou des femmes nus. Il y a de quoi y perdre son âme. Cette âme est justement ce qui va nous permettre par sa différence de définir notre idée du corps humain. Elle est par essence immortelle et séparable du corps qui lui, subit la loi commune de toutes les choses vivantes. Et puis, elle ne nous appartient pas. La preuve en est qu’à notre mort, nous la rendons. « Rendre l’âme » est une expression commune en français pour signifier que le corps meurt. D’un point de vue plus mécaniste, on pourrait imaginer cette âme étrangère comme une sorte de pile électrique qui viendrait à la naissance « animer » notre robot corporel. Une sorte d’énergie concentrée, bien différente de la matière dont est fait le corps, qui y est ajoutée de l’extérieur. Et qui donc, à un moment donné, peut être retirée, pour être, soit rendue au fabriquant (c’est la conception juive, chrétienne et musulmane), soit replacée ailleurs (c’est la conception indienne). Du Tibet à l’Irlande, la pensée indo–européenne s’est enracinée dans cette dualité entre le corps et l’âme. Par rapport à la vie éternelle de l’âme, le corps mortel devient naturellement un ennemi. Et la vie terrestre, rien d’autre qu’un moment d’exil de l’âme dans une prison corporelle. Alors les Chinois? Est-ce que l’image qu’ils se font de leur propre corps, ne viendrait pas du fait qu’ils se font une idée différente de la vie?
[…]
La vie, pour les Taoïstes chinois, habite la terre. Un point c’est tout. Elle s’y enracine et s’y manifeste dans le rythme Yin Yang. La danse des souffles produit dix-mille êtres vivants. Ils diffèrent par leur taille, pas par leur manière d’être. Ils ont tous la même structure, ils fonctionnent simplement à des ordres de grandeur différents. De là découle cette certitude de faire partie d’un ensemble plus vaste, qui caractérise le taoïsme chinois, cette sensation océanique d’appartenance à la terre entière, à l’univers.
Pour se faire une idée du genre de conclusions que les Chinois tirent de cette conception du corps comme un agrégat de souffles, particulier et instable, il faut raconter l’histoire du géant Pan Gu. Son nom signifie « fondation de l’antiquité », c’est déjà situer le personnage.
Pan Gu était un géant qui habitait l’univers avant qu’il ne soit l’univers. Il dormait au fond d’un oeuf. Puis un jour, il s’est réveillé et a entrepris d’ouvrir l’oeuf, de séparer le jaune du blanc qui l’entoure. La pensée chinoise se plait à imaginer la naissance de l’univers, la « fondation de l’antiquité » pour reprendre le nom de notre héros, à partir de cette image. Le ciel entoure la terre comme le Yang, le Yin son lumineux éclat blanc se répand sur tout le jaune sombre du loess argileux de la haute vallée du Fleuve Jaune. Le vide est autour du plein. Après dix-huit mille ans d’efforts, épuisé d’avoir créé la danse des contraires qui anime l’univers, Pan Gu s’écroule et s’écrase sur la terre. Ejectés par le choc, ses yeux deviennent le soleil et la lune, ses os deviennent les montagnes. Ses veines et ses artères, les fleuves et les mers. Ses cheveux, les arbres, et les poils de son corps, toutes les plantes qui habillent la surface du globe. Ses dents, les roches et les matières précieuses enfouies dans la terre. Son souffle est devenu le vent, sa voix, le tonnerre. Et sa vermine, ses poux, le peuple aux cheveux noirs. C’est ainsi que les Chinois se nomment en tant qu’êtres humains. Nous sommes loin, vous le voyez, du Dieu créant l’homme à son image. La différence est de taille, elle est aussi de nature. Car Pan Gu est un être humain comme vous et moi, il a des yeux, des os, des veines et des dents. La vermine, c’est tout l’humour taoïste.
La conclusion qu’il faut tirer de cette Genèse chinoise est proprement fantastique. Nous autres, êtres humains, vivons à la surface d’un gigantesque être humain. Il y a similitude totale entre moi et l’univers. Tout ce qui vit entre ciel et terre a la même origine vivante. Et cette origine commune, a la même forme que moi. Ce n’est pas Dieu qui fait mon corps à son image, c’est l’univers qui est fait comme moi. Nous sommes tous des géants Pan Gu.
[…]
On doit pouvoir alors sans difficulté imaginer l’univers dans une coloquinte ou plus simplement une forêt dans un pot de fleurs. Nous appelons cela des bonzaï en leur donnant leur nom japonais. Leur nom chinois est pen jing, paysage en pot. A la différence des Japonais qui en ont fait quelque chose de sublime et de rigide comme la lame de leurs sabres, les Chinois y voient encore une illustration de ce principe de base qui veut que toute partie de l’univers soit le résultat d’un principe unique de fonctionnement simplement matérialisé à des tailles différentes. Aussi, quand ils mettent un paysage dans un pot, ils ne manquent pas d’y rajouter quelque figurine de pavillon ou d’être humain. Le mol paysage lui-même (jing) s’écrit avec le soleil au-dessus, non pas de la nature, mais du mot: ville capitale. Le sentiment organique de leur corps dissout chez les Chinois même la distinction entre nature et culture.
[…]”
revue Française de Yoga, n°3, « De la santé au salut », janvier 1991, pp. 43-56.