Le Monde du Yoga

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Lumière du présent

Publié le 22 septembre 2003

Tout l’enseignement du maître tend à faire passer le disciple de la prise de conscience de l’éternité du présent, c’est-à-dire de l’engagement dans le temps présent, à la présence de l’Eternel. Pour pouvoir sentir cette présence de l’Eternel, il faut en effet être soi-même présent.

« […]  » Nous ne pensons presque pas au présent, note Pascal, et si nous y pensons, ce n’est que pour en prendre la lumière pour disposer de l’avenir. Le présent n’est jamais notre fin -le passé et le présent sont nos moyens- le seul avenir est notre fin. Ainsi nous ne vivons jamais, mais nous espérons toujours de vivre; et nous disposant à être heureux, il est inévitable que nous ne le soyons jamais.  »

D’où nous vient cet étonnant aveuglement au présent? On peut imaginer, pourquoi pas, un petit codicille au premier chapitre de la Genèse où l’Eternel, ayant créé les cieux, la terre et tous les règnes et constaté que « cela était très bon », fait au soir du sixième jour un somptueux cadeau destiné à servir de liant entre toutes ses créatures: le présent. S’adressant à l’homme « créé à son image », l’Eternel lui dit: « J’ai inventé pour toi un temps où tout est- Le seul, en vérité, où tout est. Avant, il n’y a rien. Après, il n’y a rien- J’ai créé le présent afin que tous les êtres puissent coexister, c’est-à-dire vivre ensemble dans l’harmonie de l’instant ». Et tendant à l’homme le présent, l’Eternel ajoute « Voici le présent qui, à tout jamais, te donne la vie ». Si beau était ce cadeau que les humains en furent éblouis et, tout aussitôt, saisis de l’affreuse crainte de le perdre ou de se le faire dérober. Aussi enfouirent-ils le présent en un lieu si secret que, finalement, ils l’oublièrent, n’en gardant le souvenir que dans leur langue, où le mot « présent » signifie aussi « cadeau »…

Ainsi le présent, ce bonheur d’être, nous échappe-t-il sans cesse. Le présent déserte, nous laissant seuls, livrés au passé qui est mental -souvenirs, regrets, souffrance- et au futur qui est aussi mental -désirs, espoirs, craintes-. Et nous voici privés de cette sève de l’instant, qui est à la fois saveur et savoir. Le Bouddha lui-même, immense maître ès-cessation-de-la-souffrance, nous met en garde: « Ne lais-sez pas passer l’instant , ceux qui laisseront passer l’instant le regretteront ». Intuition confirmée, à plus de vingt siècles de distance, par le grand poète visionnaire anglais, William Blake:

« Si une fois, tu laisses fuir l’instant mûr
Tu ne pourras jamais sécher les larmes de la peine « .

Notre non-présence au présent est, en effet, à la source de presque tous nos maux. Pourtant, nous savons bien que nous n’avons, pour être, que ce présent-là. Le passé? Une impasse. L’avenir? Une énigme. D’ailleurs, remarque paisiblement Braque: « On ne se débarrassera jamais du présent, car le présent est éternel ». Oui, cet éternel présent, présent en nous d’instant en instant, mais presque banal à force d’être là, et à qui nous sommes si peu présents. Il nous faut donc, nécessairement, retrouver le sens du présent et le goût de l’instant, sous peine de passer éternellement à côté de ce qui est ; en quête, soi-disant, de ce qui n’est pas encore. Car le présent est une chance immense, un véritable cadeau que nous fait la vie, une enclume sur laquelle nous forgeons nos transformations: « connaître en vivant », dit fortement René Daumal.

Une voie royale

Le présent, étymologiquement, c’est « praesum », je suis devant cela qui est ici et maintenant. Et l’instant, c’est « instare », ce qui se tient debout. Revenir au présent, habiter l’instant, c’est donc premièrement un retour au concret, au ressenti, au vécu. Et l’on voit tout de suite quelle prodigieuse « école de présence est le hatha-yoga » pour nous réapprendre à être. Fondement de toute pratique, la posture (asana) dérive en effet de la racine sanskrite âs- qui signifie non seulement être assis, mais « être » tout court, exister, habiter. Comment mieux dire que la posture, et son indissociable doublure, le souffle, sont irremplaçable manière de se rendre présent au corps; à ses non et à ses oui; à sa douleur et à sa douceur ? […]

Le yoga est, par excellence, la « voie royale » pour revenir au présent, s’enraciner dans l’instant et sentir en soi couler la sève de vie. C’est un long chemin initiatique qui transforme lentement –mais, dit un chant baül « les étoiles, les soleils et les lunes n’ont pas d’impatience »…- l’être par ses propres moyens, le transmute de ce qu’il était virtuellement en ce qu’il est profondément. Chemin initiatique, avons-nous dit du yoga. En effet, ainsi éprouvée, la présence à soi devient passage vers une autre dimension de l’être, initiation au sens propre du terme, c’est-à-dire commencement d’une nouvelle manière de voir et de vivre le présent. Le silence intérieur, écrit Jean Klein, fait accepter, aimer, comprendre ce qui se présente et que nous considérons à ce moment là comme un cadeau ».

Lorsque le présent reprend son sens plénier -présence/cadeau- un véritable appel d’air se crée, une force s’engouffre en nous… faudrait il dire une présence? transformant â son tour notre présent. Certes, comme le dit Saint-Matthieu: « Etroite est la porte et resserrée la voie qui conduit à la vie ». Mais une fois passée cette porte étroite, ce pertuis où, souffrance et haines mêlées, s’évanouissent les illusions de l’ego, « l’indivisible maintenant » cher à Aristote, s’ouvre à l’être.

Désormais, le présent dans toutes ses manifestations, on pourrait presque dire « tous les présents », conformément à cet aphorisme bouddhique qui recommande de « ne pas attacher l’instant qui passe à un autre instant », le présent va nous porter, nous transporter, loin, beaucoup plus loin que nous n’aurions pu le faire par notre seul travail. […]

Tous se passe comme si, à travers le présent, se révélait à nouveau la présence d’un maitre, ainsi qu’en témoigne la propre expérience du Tibétain Chogyam Trungpa: « Les situations sont la voix de mon maître, la présence de mon maître. La situation peut être pénible ou inspirante, mais douleur et plaisir sont un dans cette ouverture consistant à voir la situation comme notre maître ».
[…] ”

Revue Française de Yoga, n°1, « De maître à disciple », janvier 1990, pp. 163-170.

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