Lumières du vide : sur le seuil du Sans-Forme
Publié le 02 octobre 2003
La recherche de l’expérience du vide, sans tomber dans l’excès pathologique, relève bien d’une quête mystique : il s’agit alors parfois d’une véritable dévotion pour le vide. Le but ultime espéré étant, au-delà du vide du bavardage et des images intérieurs, le vide des sensations.
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La méditation sur le Vide est une nécessité, en ce sens qu’elle représente un retour à l’essentiel. C’est une force d’être capable de transformer une impression de vide psychologique, souvent vécue de façon désagréable, en une méditation sur le Vide, lumineux en soi, sur la Vacuité qui est aussi félicité. Faire le vide de l’avoir permet l’émergence de l’Etre et quand la conception que nous avons de cet Etre devient elle-même un objet de possession, un avoir, comme par exemple si l’on a une vision de Dieu rigide et fermée, il faut savoir évacuer cet Etre pour se poser la question du non-être, et s’apercevoir que la Réalité, qu’on l’appelle Vide ou Plein, est au-delà de nos représentations mentales nécessaire-ment limitées de I’Etre et du non-être. Il ne s’agit pas de haute voltige intellectuelle; en Orient au moins, il s’agit d’un thème de méditation bien connu.
Notre société ressent à sa façon la nécessité du Vide, elle qui a « inventé » les vacances. Y a-t–il meilleure méditation que de pouvoir s’en aller à volonté dans la « grande Vacance »? De fait, le but de l’activité fébrile d’un membre ordinaire de la société de consommation est surtout de « faire le plein »: d’essence à la station-service, d’aliments dans le coffre au supermarché, du compte en banque à la fin du mois, du carnet de rendez-vous pour ne pas se sentir seul et avoir l’impression d’exister… La formation intellectuelle nous assure surtout une « tête bien pleine », la science est de plus en plus pleine de connaissances, et l’abondance des informations générales fourmillant de détails sans intérêt comble les derniers interstices de vide, c’est-à-dire de liberté, qui peuvent rester dans notre esprit.
Certes, on dit que la nature a horreur du vide, et c’est vrai dans le domaine psychologique également, mais il s’agit de notre petite nature, qui pressent que le Vide peut être un miroir et qui en a peur. Par contre, la grande Nature, c’est-à-dire notre Nature essentielle, n’a pas peur du Vide, elle s’y trouve comme chez elle, elle y est libre, tel le vent dans le ciel.
A défaut d’une méditation sur la vacuité, le post-modernisme a une réflexion sur le vide qui pourrait représenter en quelque sorte une toile de fond de ses efforts de remise en question de l’historicisme, de l’objectivité scientifique, de la supériorité occidentale et surtout du sujet en tant que postulat inébranlable. Ces tâtonnements sur le sentier du vide peuvent se transformer en chemin spirituel s’ils s’accompagnent d’une méditation souriante sur la lumière spontanée de la Vacuité. Ainsi, les extrêmes pourraient se toucher et le post–modernisme serait capable d’aller à la rencontre de la tradition.
L’essentiel est au delà des noms, les mystiques le disent, mais une méditation bien conduite sur la Vacuité nous aide à le réaliser directement. Il est amusant de remarquer qu’en anglais « insulter » peut se dire « to call names » (« appeler par des noms »). La méditation sur le Vide permet de cesser d' »insulter » l’Essentiel en l’appelant par des noms et en le faisant prisonnier des filets d’une pensée figée, réifiante comme dit Nagârjuna.
Nous allons d’abord envisager les expériences de vide psycho-logique, pour nous apercevoir qu’elles ont un rapport, certes, mais plutôt lointain avec la véritable expérience de Vacuité que nous envisagerons du point de vue de la tradition indienne dans la partie intitulée « l’Inde du Vide ». Nous détaillerons en particulier deux écoles: le Shivaisme du Cachemire et le Bouddhisme mâdhyamika de Nagârjuna.
I. LA VACUITÉ, LE MEILLEUR REMÈDE POUR GUÉRIR DU MENTAL
La psychologie cherche à guérir le mental, mais la Vacuité « guérit du mental », de cette forme essentielle de malaise qu’est l’agitation constante du mental. Le vrai vide est au-delà du psychologique, c’est là tout son intérêt, surtout quand l’activité mentale est accrue soit par une thérapie, soit par une forme ou une autre d’intériorisation et de méditation intensive et prolongée.
Ceci dit, il y a des impressions de vide, des « passages à vide » qui sont du domaine de la psychopathologie. Plutôt que de se contenter de les interpréter de façon réductrice comme des symptômes seulement, on peut les considérer comme une forme d’autothérapie spontanée et efficace en partie, pas complètement. Le déprimé éprouve déjà un vide psychomoteur, il n’a pas envie de bouger. Cette immobilité a deux fonctions auto-thérapiques: diminuer l’anxiété et l’épuisement dûs aux conflits externes ou internes qui ont causés la dépression, et limiter la manifestation de l’agressivité ou des pulsions suicidaires qui ne feraient qu’aggraver le tableau. Le déprimé prend aussi conscience du « vide » du monde extérieur, et de l’absence de sens profond de bien des activités qu’il avait jusque là; en cela, il a peut-être raison, et cette prise de conscience a des chances d’être un début de chemin spirituel. Sa propre activité mentale lui paraît vide, et là encore, il y a du vrai dans le fait de s’apercevoir de cela. La réalisation de ce vide, qui au début est un facteur de souffrance, devient facteur de libération. Le vide du déprimé n’est pas un vrai vide, car il est plein d’inhibitions, de refoulements, de négativité, de ruminations morbides à propos du passé: il n’a pas grand chose à voir avec le vide mystique. Le déprimé sent que faire le vide lui ferait du bien, mais d’une part, il est loin de réussir complètement en cela, et d’autre part, il n’arrive pas à combiner l’expérience du vide intérieur avec la possibilité d’action à l’extérieur et de compassion envers l’entourage: d’où de multiples tensions qui contribuent à rendre cette expérience du vide pathologique. J’ai développé plus ces thèmes dans le chapitre sur la dépression de mon dernier livre « Éléments de psychologie spirituelle » et dans un article « La voie de l’Orient et la souffrance de l’esprit: méditation sur le Vide ».
Si le vide peut être une tentative d’auto-thérapie, il a sa place également dans les méthodes de psychothérapie habituelles impliquant une relation d’aide. Une méthode fondamentale du thérapeute est de « faire le vide » dans la relation, c’est-à-dire de se taire et d’attendre que le patient remplisse cet espace libre de son propre mental. Pour des patients qui n’ont guère pu exprimer leurs sentiments à cause de parents ou d’un entourage maladroits, ce vide est en soi thérapeutique. Cela dit, il n’est que relatif, car encore rempli de la parole du patient, en cela il n’est guère comparable à la Vacuité du mystique qui correspond à un arrêt du mental en profondeur.
[…] »
Revue Française de Yoga, n°13, « Passages, seuils, mutations », janvier 1996, pp. 163-176.