Miroirs neuraux et miroirs yoguiques
Publié le 29 juillet 2005
L’étude des « neurones miroirs » permet de réhabiliter le processus d’imitation car elle le fait apparaître comme indispensable à tout apprentissage, chez certains animaux mais aussi chez l’Homme. Ainsi, la pratique des postures de Yoga par les enseignants ne doit pas être vue comme une façon rigide d’apprendre.
INTRODUCTION
« Ce petit exposé sera centré autour d’un point précis, et en apparence très restreint, du questionnement pédagogique en yoga: faut-il montrer les postures aux élèves, vaut-il mieux s’en abstenir et transmettre uniquement par la parole ? Ou bien, en troisième hypothèse, les deux approches, démonstrative et verbale, pourraient-elles s’intégrer et s’enrichir mutuellement ? Quelle attitude correspond le mieux aux exigences de la transmission du yoga? Je tâcherai d’esquisser une réponse, par un petit détour dans le domaine des neurosciences. »
« Le propos de ce bref exposé est de présenter succinctement la fonction connue des neurones miroirs, afin de laisser émerger quelques questions et quelques hypothèses quant à leur possible rôle dans l’apprentissage des pratiques du hatha-yoga, cela ouvrant l’espace à quelques réflexions d’ordre pédagogique. »
CLIN D’OEIL AU MIROIR NEURONAL
« Vilayanut Ramachandran (7), chercheur indien vivant aux ÉtatsUnis, célèbre pour ses travaux sur le « membre fantôme », affirme que la découverte des neurones miroirs pourrait être en psychologie l’équivalent de celle du DNA en biologie, permettant de comprendre l’extraordinaire et toute récente evolution de l’homo sapiens quant à ses habiletés d’imitation, de compréhension, d’apprentissage et de création artistique et technologique. »
« D’autre part, depuis un certain temps, de nombreuses recherches ‘ avaient permis de vérifier que les mêmes indices physiologiques (rythme cardiaque, ventilation… ) étaient impliqués, et les mêmes zones cérébrales activées, quand le sujet exécute une action ou quand il se limite à l’imaginer, c’est-à-dire quand il recourt à une simulation mentale explicite (8). De la comparaison de toutes ces études émerge donc un fait très significatif : que l’action soit réellement exécutée, seulement imaginée ou simplement observée chez un autre sujet, les réponses cérébrales, centrales, sont partiellement les mêmes, ou tout au moins elles se recouvrent largement, mettant en scène l’activation des zones prémotrices. De cette constatation émerge l’hypothèse qu’un processus de simulation interne, de représentation mentale de l’action serait impliqué dès le départ dans les trois situations, différentes au niveau des résultats, mais très semblables au niveau de la programmation cérébrale. »
DE LA COMPREHENSION DE L’ACTION À L’IMITATION
« Toute cette problématique nous renvoie donc à la situation de l’imitation, qui semble être depuis toujours partie prenante dans le processus de l’apprentissage, en particulier des habiletés motrices. Même chez les animaux, non seulement les primates supérieurs, mais encore certains oiseaux « montrent » à leur progéniture et à leurs congénères comment utiliser un outil. Seulement, l’image des animaux comme inintelligents, y compris les primates, est dure à abandonner chez les humains : ne disons-nous pas « singer » pour désigner une imitation dépourvue de compréhension ? Mais les images sont heureusement en train de changer, grâce aussi aux recherches actuelles, en éthologie, en neurosciences. Pour ma part je ne suis pas près d’oublier tous les témoignages sur le comportement des cétacées, notamment l’histoire de ce dauphin qui, en captivité et immobile au coin du bassin, a appris les jeux habiles que l’on enseignait à un de ses congénères. Par compréhension de l’action, assimilation et imitation différée ! »
« Que pouvons nous retirer de tout cela ? Peut-être déjà une sorte de « réhabilitation » sur base biologique du phénomène de l’imitation, souvent mal compris, mal considéré et réduit à une simple copie superficielle de gestes « externes », copie qui serait dépourvue de réelle compréhension ; ce phénomène semble au contraire être un processus complexe et progressif s’étant édifié au cours de notre évolution individuelle, ou ontogenèse. Prévu en quelque sorte génétiquement, profondément enraciné dans notre intimité corporelle, ce processus permettrait d’atteindre les sommets des fonctions dites supérieures, cognitives au sens large. Après tout, beaucoup d’enseignements traditionnels se sont partiellement appuyés pendant des millénaires sur cette capacité d’« imitation » chez les élèves, et ils le font encore. Même dans notre monde moderne, tout apprentissage d’une habileté, d’un métier, d’un instrument musical, d’un sport, passe presque obligatoirement aussi par une phase d’imitation. Loin d’empêcher la créativité, cela semble au contraire être une base solide pour son fleurissement.
Deuxièmement, nous pouvons réfléchir à la question de savoir si, dans la transmission des pratiques du hatha-yoga, notamment les âsana, il est pédagogiquement intéressant de montrer à l’occasion aux élèves les gestes et les postures à transmettre. Des visions différentes existent sur ce point particulier chez les enseignants de yoga : si certains préconisent de montrer systématiquement les pratiques, d’autres y sont plutôt opposés, privilégiant la valeur d’une transmission verbale afin de laisser l’élève faire sa propre expérience sans lui imposer un modèle, alors que d’autres encore estiment que les deux approches peuvent, selon les situations, coexister et s’intégrer, s’enrichir réciproquement. »
MIROIRS YOGUIQUES
« Dans la transmission des pratiques du hatha-yoga, les instructions verbales de l’enseignant produisent probablement une représentation sensorimotrice dans le corps de l’élève. Si la démonstration par l’enseignant apporte surtout une « compréhension » corporelle de la pratique sur le mode analogique et global de « l’appariement direct », l’instruction par la parole semble transmettre plutôt des éléments particuliers de cette globalité, apportant la précision et sollicitant la conscience et la sensibilité analytique du pratiquant. Mais, au fond, ces deux modalités pédagogiques semblent se fonder sur le même fonctionnement cérébral, celui de la représentation interne, de la simulation. Ce qui finalement semble combler la distance entre le geste et la parole, entre la pensée et l’action. (Sinon, pourquoi cette profusion d’images, photos ou dessins, dans les revues et les livres de yoga?) »
CONSIDERATIONS PEDAGOGIQUES
« En conclusion, et en revenant à nos neurones miroirs et à l’imitation, au sens que l’on a vu, nous pourrions les considérer comme des supports théoriques intéressants du point de vue pédagogique, en tant que voies de compréhension non verbales et analogiques plus qu’analytiques, justifiant le recours traditionnel au « montrer ». Dans ce mode de transmission, s’il est pratiqué avec respect et affection envers l’élève, c’est-à-dire dans le plus grand dénuement possible vis-à-vis de velléités égotistes, il est possible de communiquer non seulement un « patron postural » à apprendre, mais aussi déjà un pressentiment, riche de toutes ces qualités subtiles et irréductibles au concept, que les scientifiques connaissent sous le nom de qualia. Il ne s’agira pas bien sûr pour l’enseignant, en tant que personne, de s’ériger en modèle ! mais de partager humblement l’esprit du yoga, tel que lui-même l’a « compris », au sein d’une chaîne ininterrompue de transmission qui nous l’a légué, depuis des millénaires, de génération en génération de yogis. »
Revue Française de Yoga, N°31, « Transmettre. », janvier 2005, pp.123-136.