Mourir à l’heure choisie
Publié le 22 août 2005
Différents cas survenus au sein d’une unité de soins palliatifs tendent à montrer que la volonté humaine aurait le pouvoir de décider de l’instant de la mort. C’est dans ce cadre qu’une aide psychologique mais aussi médicamenteuse peut-être envisagée, non sous la forme d’une euthanasie mais d’un sédatif.
Il ne s’agira pas de traiter ici, cela va sans dire, du problème du suicide, mais de la mort que l’on dit naturelle. Et quoi de plus imprévisible que cette mort naturelle ? Les médecins le savent bien qui doivent se garder de tout pronostic s’il ne veulent pas tomber dans le ridicule : ils annoncent une mort pour dans six mois, et elle survient dans les trois semaines ; ils parlent d’une mort dans les trois jours, et deux semaines après, le mourant est toujours en agonie!
Pourtant, la sagesse populaire, depuis toujours, évoque ces morts survenues au moment apparemment choisi. Et, maintenant où les services de Soins Palliatifs sont confrontés à des morts fréquentes, et où la mort est objet d’attention, les soignants de ces services reconnaissent volontiers que certaines morts leur paraissent survenir au moment choisi par le mourant. Témoins ces deux observations relevées dans une Unité de Soins Palliatifs. Dans cette Unité, une jeune femme vit ses derniers jours entourée de la présence constante de sa mère. Celle-ci est nuits et jours présente dans sa chambre, attentive à chaque instant au moindre de ses besoins mais d’une présence envahissante manifestant son impossibilité d’accepter la mort de sa fille. Après de multiples conversations, le personnel du service réussit à convaincre la mère de l’importance qu’il y aurait à faire comprendre à sa fille qu’elle accepte sa mort. La mère a un entretien avec sa fille où elle lui peut lui exprimer cette acceptation ; et dans la minute qui suit, la fille meurt.
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La question du choix de l’instant de sa mort se résumerait donc alors à une sorte d’abandon de ce vouloir-vivre. Le « lâcher-prise » serait, en fait, une rupture du désir. Mais encore une fois, une telle rupture n’est pas à la portée de tout un chacun. Se faire mourir ou se laisser mourir n’est pas à la portée de n’importe qui. L’expérience du contact avec les mourants tout comme la réflexion sur le sujet font apparaître que deux types de conditions, au moins, sont nécessaires pour qu’un tel acte soit possible : des conditions d’ordre biologique, et des conditions d’ordre psychologique.
Les conditions d’ordre biologique paraissent évidentes : un organisme en bonne santé ne semble pas pouvoir se laisser mourir. Une telle éventualité ne peut se réaliser que sur un organisme très déficient. Cela entend un organisme atteint d’une maladie grave atteignant un ou plusieurs des organes vitaux (…).
Les conditions psychologiques ne paraissent pas moins nécessaires. Certaines semblent indispensables dans tous les cas; d’autres semblent bien plus circonstantielles, et liées à la situation particulière de chaque mourant. Les conditions indispensables paraissent bien être la reconnaissance par le mourant de la fragilité de son état, et l’acceptation tout à fait claire pour lui de la proximité de sa mort, le stade ultime décrit par Elisabeth Kubler-Ross. Car les stades précédents, qu’il s’agisse du déni, de la colère, du marchandage ou de la dépression décrivent des états où le malade est encore en lutte, ces différents états n’étant que des manifestations différentes de cette lutte qui est encore un combat pour continuer à vivre.
D’autres conditions paraissent bien liées à la situation de chacun. Pour l’un il s’agira, comme on l’a vu plus haut, de l’attente d’une nouvelle, d’une visite auxquelles il attache une grande importance, pour un autre il s’agira du règlement d’un conflit familial qui, depuis de nombreuses années peut-être, n’avait pas trouvé de solution, à moins qu’il ne s’agisse de la signature au bas d’un testament, toutes mises au point que les Britanniques décrivent en disant que certains malades ne peuvent mourir « avant d’avoir fermé leur dernier dossier », dossier qui toujours représente, pour ce mourant, quelque chose d’important.
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Ces remarques n’ont pas, à mon sens, un intérêt uniquement spéculatif. Certes elles ont de l’importance au plan général, car elles envisagent l’un des moteurs principaux de notre vie. Mais d’un point de vue plus concret, elles me semblent pouvoir guider la pratique de certains accompagnements. Thomas More le disait déjà, quand il demandait aux prêtres et aux magistrats d’exhorter certains mourants « à se décider à la mort ». Dans la pratique de l’accompagnement que les Soins Palliatifs ont développé aujourd’hui, on est conduit à rencontrer des malades dont on a l’impression que leur fin tout à fait ultime est un combat, une lutte. Ceci peut se traduire par des manifestations physiques comme de l’agitation, des crises d’angoisse, de l’insomnie. Mais aussi par des propos tenus : crainte du moment de la mort, crainte de faire souffrir les siens par cette séparation, crainte de l’au-delà, etc… Pourquoi les soignants, les accompagnants ne pourraient-ils alors intervenir pour aider à mettre fin à cette lutte, et leur assurer ainsi une mort plus paisible?
Il conviendrait, dans un premier temps, de bien s’assurer que, comme il a été dit plus haut, le mourant est bien convaincu de l’imminence de sa mort et qu’il en a accepté la réalité car il en aura parlé autour de lui bien avant, il aura explicitement reconnu cette échéance. Et s’il n’en a pas parlé, au moins l’a-t-il laissé entendre de façon suffisamment claire. Il conviendrait aussi que les accompagnants soient en mesure d’apprécier que le mourant est bien en proie à cette lutte dont il a été parlé plus haut. Si telle est sa situation, ce pourrait être un grand service à rendre à ce mourant que de l’aider à « franchir le pas » ; peut-être en l’aidant à exprimer ses dernières résistances ; peut-être, si les accompagnants sont des proches conviendrait-il qu’ils puissent lui dire qu’ils ont eux-mêmes accepté cette mort et cette séparation comme dans l’exemple cité plus haut ; peut-être, si ses angoisses sont d’origine religieuse, en lui assurant la présence d’un ministre de sa religion.
Ici peut se poser la question d’une aide médicamenteuse. Il n’est pas rare de voir mourir un malade dans les quelques minutes qui suivent l’injection d’un sédatif. Et souvent ce geste est compris par ceux qui le pratiquent eux-mêmes comme une sorte d’euthanasie alors que pourtant la dose de produit injectée ne peut à elle seule provoquer la mort. C’est typiquement le cas de la mort de S. Freud à qui son médecin, sur sa demande, injecta 2 centigrammes de morphine en injection sous-cutanée, un soir, et qui mourut le lendemain dans la journée. L’opinion commune est que S. Freud a été euthanasié. On sait, aujourd’hui, que 2 centigrammes de morphine en injection sous-cutanée ne peut être cause d’une mort qui survient plus de douze heures plus tard. A mon sens il y a tout lieu de penser que cette injection comme tout autre calmant a simplement détendu le Professeur en mettant fin à sa dernière lutte pour vivre. Cette remarque a, me semble-t-il son importance. Il ne faudrait pas, par crainte de commettre une euthanasie non demandée par le mourant, lui refuser une dose légère de sédatif dont la seule efficacité sera de le détendre en lui permettant de mourir apaisé.
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Revue Française de Yoga, n° 23, « Le sens de la vie », janvier 2001, pp. 187-195