Le Monde du Yoga

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Nourrir les ancêtres en Chine

par Christine Barbier Kontler | Publié le 25 août 2005

Les statuts religieux octroyés par le seigneur au noble lui donne un immense prestige qui se trouve renforcé par un grand train de vie ; au cours de nombreux repas et sacrifices, l’âme du noble s’enrichit d’une substance particulière qui subsiste après sa mort. Il devient alors un ancêtre célébré par sa famille.

LE CULTE ANCESTRAL DANS LA SOCIÉTÉ ANTIQUE

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Selon Marcel Granet, « le seigneur donne le droit d’élever un temple d’ancêtres, d’y conserver dans un nombre fixe de sanctuaires, un nombre fixe de tablettes; il donne, en quantités protocolaires, les imagines majorum, il donne les ancêtres ; il peut les enlever, il peut dégrader et réduire la lignée ancestrale ; il peut retirer l’investiture, détruire le temple et supprimer les aïeux. L’avènement du régime féodal a mis en relief l’autorité des chefs de groupe et l’importance de la personnalité » . L’autre point sur lequel Marcel Granet insiste est précisément la personnalité, le prestige, la puissance, la vertu, le charisme des nobles, des patriciens, qui les distinguent des paysans ou des plébéiens qui ne possèdent pas de personnalité propre et dont la survie aléatoire les fait rejoindre la masse indistincte de leurs ancêtres : « La personnalité puissante des chefs tient à leur autorité, au prestige que leur donnent le rang occupé dans la hiérarchie féodale, l’étendue du groupe familial subordonné et le luxe du train de vie. Tout cela se traduit par une espèce d’accroissement de la substance qui constitue l’individu. Le noble se nourrit de façon à posséder une âme vigoureuse, tant au plan moral qu’au plan physique. Plus grande est sa noblesse, plus nombreux et plus magnifiques sont les sacrifices auxquels il participe ; il mange plus souvent aux repas qui les terminent ; il y mange plus ; il y mange des morceaux meilleurs ; il mange des offrandes de variété plus grande et d’importance supérieure ; il mange en communiant plus directement avec de plus hautes autorités divines et humaines. Il assimile en quantité des quantités d’essences. De sa substance enrichie, son âme tire un principe de durée qui, d’abord, la fait vivre longtemps en compagnie du corps et qui, ensuite, lui assure une longue survie. Des hommes et des femmes du commun, s’ils meurent avant l’âge, l’âme reste quelque temps active. D’un noble, l’âme possède en tout cas une certaine puissance durable dont la force, comme la persistance, sont à proportion de la noblesse du défunt. Elle garde sa personnalité, sa vie indépendante, sa capacité d’action dans une mesure et pour un temps définis, pour chaque individu, par sa situation sociale. Comme il fixe les rangs dans la société, le protocole détermine la survie des âmes à titre de forces personnelles ».

Pour Granet, il en découle que « le corps comme l’âme – ou les âmes – va être nourri par les communions familiales et représente une parcelle d’une substance qui est propriété indivise de la parenté ; chacun ne possède son corps qu’à titre précaire : c’est un dépôt que le mandataire, à son terme, doit restituer intégralement. D’où l’importance des mutilations dans le droit pénal public ou privé. Manger le fiel d’un ennemi ou mettre son corps en saumure, couper en quartiers un rebelle ou le réduire en cendre, couper l’oreille d’un vaincu, amputer un rival, châtrer un criminel, c’est avant tout atteindre celui dont on se venge dans son honneur domestique : c’est réduire le fonds de substance qui appartient à une famille. Pour elle, comme pour l’individu, la mutilation est chose plus grave que la mort ».

Le culte des ancêtres a pour centre la famille ; c’est en quelque sorte la famille noble divinisée. De cette organisation de la famille et du culte ancestral dérivent les principales obligations de la morale religieuse. Se marier: un chef de famille doit avoir une femme qui est une auxiliaire indispensable pour le service du culte ancestral. Il convient aussi de se marier à âge fixe, entre membres de la même promotion d’âge. Il convient également d’avoir des descendants, mâles et propres au culte. Toujours d’intérêt public, le culte représente un élément majeur de la stabilité de la société et de la prospérité du pays. La tradition confucéenne en fait le moteur de l’accomplissement individuel qui s’exprime par le respect, la rectitude intérieure dans son exécution. À qui lui demandait quelle était la première chose à observer dans les cérémonies rituelles, Confucius répondit: « Une bien grande question ! Dans toute cérémonie, mieux vaut l’austérité que l’apparat. Dans celles de deuil, mieux vaut la sincérité dans la douleur que le scrupule dans l’étiquette ».

Le rite recoupe ainsi au sens second, dérivé du sens religieux primitif, les cérémonies civiles, la bienséance, l’urbanité, la politesse, la courtoisie, l’honnêteté, le respect, le témoignage du respect, les égards, la convenance, la décence, les bonnes manières, la bonne tenue, la bonne conduite, l’observance, le devoir, l’ordre social, la loi sociale, la loi morale, l’usage, la coutume, le rituel, le cérémonial, la règle de conduite, la règle concernant les relations sociales. Les rites ne sont pas des formes creuses, mais le lieu actif de l’accomplissement personnel dans la relation aux autres; ils manifestent, servent de cadres extérieurs au développement des sentiments les meilleurs, les plus profonds et les plus intimes.

(…)

Ces cultes reposent sur les croyances qui se font jour vers la fin de l’époque antique. La tradition allait formaliser des conceptions de la physiologie humaine qui considéraient les résonances entre l’homme et le monde dans lequel il vivait. L’homme, ou plutôt, son corps, apparut comme un assemblage complexe de « souffles » ou « d’âmes-souffles » de qualités diverses qui appartenaient soit à la terre, soit au ciel. De son vivant, les âmes terrestres attachées aux fonctions inférieures du corps et aux matières solides comme les os et la chair avaient pour nom po, les âmes célestes qui animaient le sang et les fonctions supérieures du cour et de la pensée portaient le nom de hun. La mort représentait la séparation de ces souffles ou de ces esprits ; les souffles terrestres nommés alors gui tendaient à rejoindre la terre et s’ils n’étaient pas correctement et dûment nourris, pouvaient devenir des revenants, affamés et démoniaques. Plus subtils, les souffles célestes ou shen rejoignaient à leur tour le ciel ou l’éther. Comme l’expliquait le Livre des rites : « Tout être vivant doit mourir. À sa mort, ce qui doit retourner à la terre, c’est son démon gui. Sa chair et ses os sont enterrés dans les profondeurs où, par inhumation, ils forment la terre des champs ; son souffle shen se répand dans les hauteurs où il forme l’éther lumineux ».

Réunir les âmes gui et les âmes shen des défunts, et les servir dans les cérémonies comme s’ils étaient encore vivants, tel était, pour Confucius à qui l’on attribua ce développement, le grand enseignement des sages de l’Antiquité.

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Revue Française de Yoga, n° 25, « Manger, jeûner, sacrifier », janvier 2002, pp. 99-117

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