Nous sommes tous des exilés du rêve
Publié le 29 août 2005
Dès lors qu’un texte est lu, il est passé au filtre de l’histoire personnelle de son lecteur; autrement dit, il est l’objet d’une interprétation. Il en va de même lorsque l’on cherche à se remémorer ses rêves. L’homme tente alors l’impossible : réunir le « je » diurne avec le « je » nocturne.
Ma lecture d’un texte, par exemple d’un poème, est déjà interprétation, en ce sens que les mots que je lis me renvoient à mon histoire, c’est mon histoire qui les lit, c’est elle qui donne sens au texte.
Le seul titre du poème de Baudelaire : Invitation au voyage ne me renvoie qu’à mes propres voyages, d’autant qu’il précède le poème et ne peut donc à ce moment de ma lecture m’évoquer que le nimbe d’allégresse, de désir, de fatigue ou de désespoir qui auréole pour moi le mot VOYAGE.
Après une première lecture du poème, le titre m’offrira par anticipation mon idée de la « splendeur orientale » du décor. Ma lecture sera « orientée » vers le voyage baudelairien, mais même ma deux ou trois centième lecture (et même si je finis par connaître le poème par coeur) m’invitera encore à un voyage en moi-même, car tout le poème, parce qu’il est poème, par la vertu de ma lecture « symbolique » et de son interprétation, sera devenu voyage en moi-même. Interprétation – annexion: le poème sera devenu mien, mais il m’aura transformée, transformant mon « fantasme » du voyage.
Le souvenir de mon rêve est déjà interprétation. Il est déjà choix, correction, approximation. Dépassons Valéry. Il est déjà « lecture », et, par la lecture, investissement. J’investis mon rêve, le souvenir de mon rêve, de toutes les évocations que les images et les émotions qu’il m’a permis de « vivre » éveillent, ou réveillent en moi.
L’interprétation commence bien là, dans le jeu dialectique du souvenir et de l’oubli, du désir et de l’angoisse, de l’horreur et de l’émerveillement qui se répondent du sommeil à la veille et de la veille au sommeil. Dans cet « accompagnement » que j’offre à mon rêve, en le faisant tout simplement revivre dans ma tête. Par le souvenir, j’introduis le temps. Je fais que « j’ai rêvé » et je donne existence au rêve en tant que rêve. Est-ce le récit du rêve, ou le simple « souvenir » du rêve que le fait entrer dans l’« humain »? Les animaux se « souviennent »-ils de leurs rêves ? Se souviennent-ils de tout cela, qui est irrémédiablement perdu, qui ne vit plus que dans l’espoir, si fragile, qu’on a de s’en souvenir ? Je fais cet effort, parfois démesuré, même si le rêve ne m’a pas donné de particulière satisfaction. C’est émouvant le « souvenir » du rêve, la gratuité de la démarche, perdue d’avance si l’on se place du point de vue de la possession. Et pourtant oui, c’est bien cela que je cherche, à « posséder » mon rêve, à l’inviter à faire partie de moi-même, parce qu’il ne peut en être autrement. J’ai rêvé. Où est le je qui a rêvé ? Quel est-il ? Je ne peux l’imaginer à ce point étranger que son sort m’indiffère. Me souvenir de mon rêve, c’est mon seul espoir d’établir un lien entre le je du jour et le je de la nuit, entre le je des forces obscures incontrôlées et le je de la claire perception de la veille. Comment apprivoiser les premières si la seconde ne peut les connaître ? Et le souvenir est ici désespérément seule voie de connaissance. On pense aux exilés, aux patries interdites qui ne vivent que dans les traces éperdues du souvenir. Eperdues, de peur d’être perdues.
Nous sommes tous des exilés du rêve.
J’aime retourner l’expression « faire un rêve » et dire que les rêves nous font plus que nous ne les « faisons ». Un rêve me fait. « Ça » fait un rêve (pas je), mais le rêve fait je. Par les voies que nous avons dites. Par le souvenir. Par l’effort pour être « mémoire », le même effort que font tant de peuples dits sauvages pour revivre les premiers « temps » où le temps n’existait pas. Le temps de ce que nous appelons le mythe, et de ce que certains d’entre eux nomment le « rêve » : le dream-time. Le temps du rêve qu’ils ont peur -que j’ai peur- d’oublier. Le souvenir du temps où ils étaient UN, du temps qui les fait UN, rien que par le souvenir. Le temps de la Création. Le temps où je suis né(e). Le temps où pour la première fois j’ai rêvé. Qui osera se pencher, qui un jour osera imaginer le premier rêve du bébé ? A quoi rêve-t-il, lui qui a si peu de passé, à qui ses rêves « échappent », puisqu’il n’a pratiquement pas de phases d’éveil pour en assurer le souvenir? Le « dream-time » : Bébé rêve, bébé passe la moitié du temps de son sommeil à rêver, et ne s’en souvient plus ! Quel gâchis ! Vertus du « processus primaire » ! Et pourtant, cela ne l’empêche pas d’être UN. Nostalgie de l’enfance, et de l’enfance de l’humanité, rêve innocent du premier homme, que je n’imaginais pas être… la femme (car on a vu les complications entraînées par le rêve d’Adam !), mais le rêve de rester UN (pas deux). C’est ce rêve, héréditaire, qu’ont encore quelques « sauvages » d’Australie et d’ailleurs (du moins je l’espère), qui sauve, sans doute, l’humanité de la totale « séparation » ! Rêve de rester un avec eux-mêmes, archétype de l’archétype, car il ne connaît pas même la différenciation du souvenir qui crée l’image, et qui est la première différenciation. Mon rêve n’est pas une image, pas plus que pour les quelques « sauvages » dont je parle le dream-time n’est une image: il est leur vie, comme mon rêve est ma vie… quand je le vis. L’exil commence au souvenir, quand je commence à me souvenir, je m’aperçois que je suis exilé(e), et nous sommes tous des exilés du rêve, car nous avons tous des souvenirs de rêves et nous essayons tous d’en avoir plus, comme cela, pour nous-mêmes, même si ce n’est pas pour les conduire à l’interprète, par nostalgie. On aura compris quelle nostalgie, quelle force de nostalgie nous pousse à cet acte de « mémoire » impossible, et pourquoi l’homme court ainsi après son rêve : tout simplement pour essayer de faire UN avec lui-même, désobéissance essentielle, tâche prométhéenne qu’il aime à retenter chaque jour après chaque nuit, métaphore de sa grande et profonde interne séparation, de l’abyssus sur lequel il tente contre tout de s’ériger.
Les « consciencieux » feront interpréter leurs rêves, en un acte de conjuration contre l’oubli d’eux-mêmes, de leur patrie. Et non contre l’exil. Contre l’exil, il est trop tard, de toute façon.
Nous ne rêverons jamais plus au présent.
Revue Française de Yoga, n° 17, « Rêver », janvier 1998, pp. 289-292