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Parole et corps vécu dans le yoga tantrique

Publié le 03 août 2005

La circulation de la kundalinî au sein du corps humain fait de ce dernier un instrument de la participation du yogin au cosmos, cette énergie-parole créatrice contenant en essence l’univers tout entier. Le yogin dépasse alors sa condition humaine.

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De toute antiquité, la parole, la vâc – qui est féminine ! – est reconnue comme toute puissante : elle est énergie.

Partout présente, elle prend la forme condensée, efficace et aisément utilisable, des mantra. Plus précisément, l’énergie de la parole est contenue dans les lettres, les phonèmes du sanskrit qui sont en quelque sorte ses éléments de base. On les nomme en effet souvent akshara, ce qui veut dire à la fois insécable (c’est le sens du mot atome) et impérissable. Ainsi, c’est avant tout sous la forme des lettres de l’alphabet sanskrit et de ces formules rituelles faites de syllabes que sont les mantra que la parole joue un rôle dans le yoga tantrique, lequel va nous apparaître comme comportant un jeu fantasmatique, dans le corps du yogin, de ces éléments phonétiques.

CORPS ET CRÉATION MENTALE: LA KUNDALINÎ

Ce corps, lui aussi, est dans une large mesure une création mentale, fantasmatique. Ce n’est en effet pas exactement dans son corps physique que le yogin perçoit la parole et en suit le mouvement. Il le fait dans son « corps subtil » (sûkshma ou linga sharîra), c’est-à-dire dans une structure corporelle imaginaire située dans le corps physique, mais non anatomique car située à la jonction du psychique et du somatique. Avec son axe central (la sushumnâ), ses centres (chakra, granthi, etc… ) et ses canaux (nâdî), il est considéré comme reflétant la structure du cosmos (l’homme, en effet, est un microcosme). Toutefois, superposé au corps physique (le débordant parfois, lui survivant d’ailleurs), il en épouse l’organisation. Le yogin doit se représenter ce corps subtil, le percevoir mentalement et le ressentir comme présent en lui, l’imaginant tel que le décrivent les textes révélés ou techniques. C’est en ce corps qu’il va percevoir la présence et suivre la vie de la parole. C’est aussi à partir de cette structure corporelle imaginaire – de cette anatomie et physiologie mystiques, comme on dit parfois, que le yogin, dépassant les limites de son corps tant physique que subtil, se fondra, s’il le peut, en l’énergie même de la parole pour parvenir à la libération (si du moins c’est cela qu’il recherche).

C’est en ce sens qu’on peut parler d’un « corps vécu », éprouvé, corps à la fois physique et subtil, c’est-à-dire à la fois organique et fantasmatique, l’organique étant ressenti, interprété, à travers les représentations mentales constitutives du subtil.

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L’EXPÉRIENCE YOGIQUE DE LA RÉSONANCE

Un passage de la Hatha Yoga Pradîpikâ, texte bien connu de hatha yoga (datant peut-être du XVIe siècle), qui se rattache à la tradition tantrique des Nâtha, décrit ainsi (chapitre 4, stances 65-105) une « expérience de la résonance », nâda anusamdhâna, où l’on voit à la fois la subtilité du nâda et les différentes valeurs de ce mot. Selon le commentaire de ce texte, ce son s’élèverait d’abord dans le « vide » (shûnya), »l’espace du coeur » (hrid akâsha), donc dans l’anâhata chakra. Il se développe ainsi dans la sushumnâ, où il monte avec le « souffle » intériorisé. Du niveau du coeur où, semble-t-il, seule une vibration est perçue, il s’élève jusqu’au chakra de la gorge (vishuddha) où se produit un son semblable à celui de timbales, donc assez fort. De là, il va au bhrûmadhya (ou âjnâ), le centre inter-sourcilier, où, plus fort encore, le son perçu ressemble à celui du tambour ; puis il continue à monter, semblable à la flûte ou à la vina. D’autres sons sont également entendus au cours de cette pratique, notamment un bourdonnement pareil à celui des abeilles. Il semble que le yogin entende ces sons dans l’oreille. Il est d’ailleurs censé se boucher les oreilles – ce qui lui fait évidemment percevoir les bruits intérieurs de son corps. Il s’agit donc peut-être dans une certaine mesure de sons physiologiques réinterprétés, la part du physique et celle de l’imaginaire étant difficiles à distinguer. Mais, quelle que soit la nature exacte des sons « entendus », le principe est que le yogin, d’une part en suit intérieurement l’éclosion dans les centres subtils de son corps et, d’autre part, qu’il doit transcender ces aspects audibles pour n’en plus percevoir finalement que l’essence subtile en laquelle il laissera s’éteindre sa pensée discursive, seule demeurant la conscience lumineuse de l’Absolu. Au terme, il n’a plus conscience d’aucun son, mais seulement de la pure énergie divine. Cette expérience vécue du son est donc, finalement, un dépassement de tout son : on passe de la parole à sa source, qui est silence.

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EXPÉRIENCE CORPORELLE DE LA PAROLE ET PRESENCE AU MONDE

(…) La totalité de la parole que le yogin a en lui, c’est aussi l’énergie présente dans l’univers, la kundalinî étant à la fois humaine et cosmique. Il se trouve ainsi inséparablement uni à l’univers dont l’origine et la structure sont aussi en lui. Il se saisit comme un microcosme qui à la fois reflète le macrocosme et est totalement impliqué en lui, d’où un rapport à soi inséparable du rapport au monde. Si l’on ajoute à cela que le corps subtil déborde les limites du corps physique, le yogin habite un monde qui est inséparablement intérieur et extérieur. Certes, il est généralement vrai que (sauf chez un malade mental) la limite du corps vécu ne se trouve pas à la surface de la peau : on ne se sépare pas de l’umwelt, et qu’il y a une réciprocité entre la manière d’habiter son corps et celle d’habiter le monde. Mais, avec la conception du corps subtil, les Indiens avaient précisément vu ce dépassement du corps physique par le corps vécu, cependant qu’avec la vision cosmique du tantrisme (mais, en fait, depuis les Upanishads) ils avaient vu qu’on pouvait, par des corrélations micro-macrocosmiques vécues, transformer tout à fait notre façon d’être à nous-mêmes et au monde.

Comment se vit un corps ainsi divinisé, imprégné de l’énergie cosmique de la parole, où l’on peut sentir éclore le monde ? – Un corps, en outre, ouvert non seulement au monde qui l’entoure, mais à l’espace infini (puisque l’âkâsha, l’éther spatial, est le guna du shabda) comme à la divinité sous toutes ses formes ? – C’est au yogin tantrique de le dire. Convenons du moins qu’il y a, dans cette sorte de yoga (dont on pourrait voir bien d’autres aspects), plus que des pratiques bizarres : il y a une tentative singulièrement audacieuse de dépassement de la condition humaine.

Revue Française de Yoga, n° 7, « La voix : une voie », janvier 1993, pp 39-51

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