Pascimottânâsana et le symbolisme des points cardinaux
Publié le 22 avril 2004
Effort d’équilibre entre les polarités que représentent les points cardinaux, pascimottânâsana oriente le corps humain de façon à ce qu’il soit à sa juste place dans le monde. Un monde structuré par deux axes principaux, dont la connaissance est source d’harmonie : est-ouest et nord-sud.
« Pascimottânâsana, que nous appelons souvent bien improprement « la Pince », est un mot complexe, composé de quatre termes sanskrits pascima, ut, tan, âsana. Pour le dernier, pas de problème, nous le connaissons.
Tan- est une racine verbale qui signifie « étirer », « allonger », « étendre »: nous le rencontrons dans le mot « tantrisme », philosophie fondée sur des traités qu’elle dénomme tan tra, pour indiquer qu’ils continuent et accomplissent la vieille tradition védique.
Ut, en préfixe, indique un mouvement vers le haut, comme dans utkarsha, « la prééminence », utsanga, « le sommet », utseka, « la surabondance », « l’excès ».
Avec ces deux mots apparaît déjà l’idée, bien différente de l’image de la « pince », d’un étirement vers le haut. En effet, « pincer » consiste d’abord à fermer un angle dont les deux côtés, c’est-à-dire la ligne des jambes et celle du tronc, viendraient, dans la posture aboutie, s’appliquer l’un sur l’autre. Le nom même de l’âsana implique tout autre chose: une impulsion à allonger le haut du corps, vers l’avant, bien entendu, mais aussi et surtout vers le haut. Ou, plus exactement, tandis que le tronc va de l’avant, le courant principal de l’énergie vitale, lui, « monte », « s’élève », le long de son axe vertical, la nâdi sushumnâ. Lorsqu’on se place du point de vue du corps dense, le mouvement tend donc vers l’avant. Lorsque les yogi s’expriment, dans leurs traités, à partir de l’expérience qu’ils font du corps subtil, ils parlent d’un flux qui les porte « vers le haut », vers un sommet, à partir du centre du bassin.
Le mot pascima réclame un arrêt plus long dans cette escapade à travers le vocabulaire symbolique du yoga. Le dictionnaire nous apprend qu’il a trois sens principaux « ce qui est situé derriere », « dernier ou final », « accidentel ». Ces différents usages tiennent évidemment par un lien très étroit. Si le premier a trait à l’espace, le second s’applique au temps. Enfin, avec le troisième, nous remarquons que l’Ouest est situé « derrière ». Associé à samdhyâ, il le précise comme « le crépuscule ». En effet, samdhyâ désigne indifféremment l’entre-deux séparant le jour de la nuit, ou la nuit du jour : employé seul, il équivaut aussi bien à l’aube qu’au crépuscule. Avec l’adverbe pascât, « par derrière », nous rencontrons des expressions qui donnent l’idée de surmonter quelque chose en le laissant derrière soi, la notion de repentir ou de regret, mais aussi des attitudes corporelles qui impliquent le dos : dos au vent, mains derrière le dos, etc.
Pascimottânâsana signifie donc « la posture dans laquelle on étire vers le haut le côté ouest du corps, c’est-à-dire le dos ». L’expression est ésotérique pour l’Occidental moderne. La complexité de celte traduction vient de ce qu’elle repose sur le symbolisme de l’orientation du corps par rapport aux points cardinaux. Celle-ci était vécue très simplement par l’homme traditionnel indien dans tous les actes quotidiens, et plus particulièrement dans les rites. C’est en comprenant un peu mieux cette conception ancienne qu’un tel nom de posture nous paraîtra, non seulement plus accessible, mais surtout cohérent avec toute une vision du monde.
L’ORIENTATION DU CORPS. EST-OUEST
L’homme védique prend pour point de repère la position du soleil, semblable en cela à bien d’autres habitants de la planète, avant que ne se développent les artifices de la société urbaine. Il se tourne naturellement vers le grand astre, dont il attend chaleur et énergie. Le visage, la poitrine, et d’une manière générale, la face antérieure de l’individu, sont donc exposés à l’Est afin de recevoir la lumière montante. Cette orientation a donné lieu à des comportements religieux, à des gestes particuliers qui sont devenus ensuite des supports d’éveil. C’est le cas des nombreuses « Salutations au Soleil », qui n’existent pas seulement dans le yoga, mais s’accomplissaient aussi en Egypte, par exemple, où l’on imitait l’excitation joyeuse des babouins à l’aube, en levant les deux bras vers le dieu solaire. La statuaire et les bas-reliefs égyptiens ont célébré ce thème d’une manière obsessionnelle au long des siècles. Mais cette mimique sacrée est symbolique: si le singe ponctue instinctivement le lever du jour par une série de mouvements stéréotypés, l’homme, lui, accomplit consciemment des gestes qui ont un sens. Il s’impose une verticalité parfaite pour ce face-à-face avec la source universelle de lumière ; il manifeste des sentiments de vénération, d’humilité ou de joie ; il les accompagne d’une prière, muette ou articulée. Très souvent, l’idée de régénération sous-tend ces pratiques qui, alors, détachées de leur rapport direct avec la première heure du jour, peuvent servir, en n’importe quelle occasion, à se ressourcer et à se dynamiser.
La face étant ainsi liée à l’Est, le dos se tourne naturellement vers l’Ouest. Mais la face symbolise aussi ce que l’on connaît, parce qu’on peut le voir, l’affronter, le rencontrer. Rien n’est plus vrai que la maxime populaire « on n’a pas d’yeux derrière la tète »: je ne peux regarder mon dos, je ne peux que l’imaginer, au mieux le « sentir » grâce à une conscience du corps bien affinée. Je suis aussi inquiet de ce qui peut survenir dans mon dos, de l’inconnu qui surgit sans avoir été prévu. Le dos constitue encore le lieu du refus (« montrer son dos » à quelqu’un), et enfin le lieu du refoulé, de ce que l’on ne veut pas voir. On a donc beaucoup de raisons de penser que, si la face dorsale cristallise tellement de tensions, de douleurs, de contractures, il ne faille pas incriminer uniquement le défi à la gravité et à l’équilibre que constitue la posture debout. Dépassant cette manière simpliste de voir les choses, nous avons à reconnaître dans cette « cuirasse dorsale » qui se forge au fil des années le sceau dans lequel s’incrustent certaines de nos peurs. Wilhelm Reich, et après lui Alexander Lowen, ont analysé avec les moyens modernes de la psychanalyse, ce « mal de dos, mal de l’être ». […] »
Revue Française de Yoga, n°10, « Flexions et enroulements », 1994, pp. 31-36.