Le Monde du Yoga

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Polarités et liberté

Publié le 29 avril 2004

Trouver le juste équilibre relève d’un choix, d’un engagement personnel, guidé par une certaine sagesse. Le problème semble insoluble si l’on raisonne en termes contradictoires. En revanche, si à la suite de Patanjali on choisit de raisonner en termes complémentaires, il devient possible de dominer ces contradictions apparemment irréductibles.

Consacrer un entier numéro de la Revue Française de Yoga aux « équilibres » pourrait passer, par les temps qui courent, pour une pure provocation. Car, depuis le symbolique écroulement du Mur de Berlin qui ouvrit, il y a deux ans, l’ultime décennie de ce siècle furibond, rarement aura-t-on vu se révéler autant de déséquilibres en aussi peu de temps et sur tous les plans: cosmique, terrestre, écologique, géopolitique, physiologique, psychologique. Interminable est la liste des catastrophes – c’est-à-dire des « renversements » selon l’étymologie – qui ont endeuillé le monde et la liste s’allonge chaque jour. Nous nous « plantons » donc, ayant fait tout ce qu’il fallait pour cela.

Mais l’action correctrice de la nature est déjà à l’oeuvre et se manifeste de maintes façons, conformément à la loi physique que nous rappelle le Kularnava Tantra « De même que l’on tombe sur le sol, de même l’on doit se relever à l’aide du sol ».

Il est donc possible, voire essentiel, si l’on accorde quelque crédit à l’antique sagesse du yoga, de faire une lecture « au positif » des rudesses de ce temps, qui sont pour nous autant d’incitations à prendre conscience des forces en jeu. C’est dans cette optique qu’un travail sur les équilibres peut s’avérer d’un précieux secours. Car l’équilibre, jamais acquis, est précisément ce jeu permanent entre les polarités. Cet art de se situer dans la mouvance des choses, de prendre appui sur, sans se confondre avec ; de s’accepter en incessante mutation pour pressentir ce qu’il peut exister d’immuable et d’éternel au tréfonds de tout cela.

Voilà donc un numéro particulièrement bienvenu, en ces heures de grande disharmonie. Savoir s’équilibrer, ou se rééquilibrer, est un indispensable viatique, si l’on veut continuer d’avancer et de faire avancer les choses. […]

EQUILIBRE ET POLARITE

Qu’est-ce que l’équilibre? A s’en tenir au Petit Larousse, édition 1990, on apprend que l’équilibre est:
1) l’état de repos résultant de forces qui s’annulent ; position stable ;
2) le maintien du corps en position stable ;
3) le bon fonctionnement de l’activité mentale ; pondération, calme.

Trois choses à retenir de cette définition: l’équilibre est un état, comme on peut parler de « l’état de yoga » c’est un état de repos, de stabilité ; il concerne à la fois le corps et le mental.

En équilibre, nous sommes donc au coeur du yoga. Mais cet état n’existe pas « en soi ». Il résulte de forces qui, à un moment donné, se neutralisent. Son maintien, est, de ce fait, précaire. Le langage populaire ne s’y trompe pas, qui parle d’équilibriste ou de funambule pour dépeindre un personnage à la conduite imprévisible ou tant soit peu répréhensible.

La notion d’équilibre sous-tend donc celle d’un couple de contraires, d’une paire d’opposés entre lesquels se situe, quelque part, un point d’équilibre. Ce que confirme son étymologie latine equa Iibra, c’est « tenir la balance égale » entre deux forces. Le mot balance connotant à son tour finesse d’observation, patience, qualité d’écoute, précision, justesse de la pensée, sensibilité, toutes qualités qu’on retrouve intrinsèquement dans le travail postural des équilibres.

Ainsi, trouver ou retrouver l’équilibre, c’est admettre deux évidences l’équilibre se situe toujours « entre » deux forces, dont les caractéristiques sont par ailleurs changeantes, ce qui suppose un permanent ajustement.

Même si, dans la posture de yoga, l’équilibre nous apparaît statique, il est donc plus juste de parler de « conduite » ou de « dynamique » d’équilibre – l’image du cycliste est, à cet égard, très instructive – ce qui présente, en outre, le grand intérêt de nous ôter de la tête l’idée d’un équilibre acquis une fois pour toutes, idée utopique que la vie s’ingénie à contredire avec une inépuisable constance…

Qu’elle soit indienne, chinoise ou japonaise, la pensée orientale en général est infiniment plus ouverte à la notion de changement, de flux, d’impermanence et beaucoup plus sensible à la complémentarité des opposés qu’à leurs aspects contradictoires. En témoignent nombre de concepts majeurs: le yin et le yang, le ha et le tha, les guna etc… – qui sont non seulement certitudes métaphysiques mais également forces opérantes sur tous les plans du vécu quotidien. Ce qui pour nous Occidentaux, étroitement coincés dans nos catégories habituellement irréconciliables, est du plus grand intérêt concret.

C’est dans ce contexte que se situent les polarités, dont les yoga sûtra de Patanjali font usage à plusieurs reprises.

Mais qu’est-ce qu’une polarité ? Ouvrons à nouveau le Petit Larousse, édition 1990, pour y lire ceci « Polarité: état caractéristique d’un système, d’un corps, d’une structure vivante, où l’on peut distinguer deux pôles ». « Pôle: chacun des deux points de la sphère céleste formant les extrémités de l’axe terrestre, autour duquel elle semble tourner ».

Deux éléments à retenir de ces définitions: les pôles vont par deux et ils se trouvent reliés par un axe permettant un mouvement de rotation. On voit d’emblée toute la richesse recelée par le concept de polarité: dualité/unité, extrémité/centre, linéarité/circularité, centrifuge/centripète.

Il y a là un extraordinaire gisement de recherches thématiques, mais aussi et surtout, un constant appel au discernement, à l’élargissement de sa propre compréhension du yoga et de la manière dont on s’y situe ici et maintenant.

L’examen attentif du texte des yoga sûtra permet d’y repérer un nombre élevé de polarités et sous-polarités. A l’évidence, cette « technique d’approche » de l’état de yoga – une autre manière pour dire sâdhanâ – convient parfaitement à la pédagogie patanjalienne. Façon d’avancer vers l’unité à l’aide des bi-polarités.

S’il fallait toutes les recenser et en faire le commentaire détaillé, nul doute qu’un numéro entier de la Revue y suffirait à peine. Et puis, dans les fins méandres de ces polarités, il se pourrait que le lecteur perdît le « fil » du yoga.. Le choix de cette brève étude s’est donc porté sur quatre polarités particulièrement visibles et riches de sens: le ciel et la terre, le faire et le non-faire, l’autre et soi-même, la fermeté et le bien-être. On conviendra qu’il y a déjà là de quoi « faire son marché ». […]

Revue Française de Yoga, n°4, « Equilibres sur les pieds », 1991, pp. 11-19.

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